Paris : 10 immeubles d'architecte au tournant du XXème siècle, 10 immeubles d’auteur, expression d'une vision esthétique

 

Le paysage architectural de Paris offre un panorama unique des styles et courants esthétiques. La ville façonnée au fil de l’histoire et des aspirations des pouvoirs publics connaît au tournant du XXème siècle, un renouveau d’inventivité formelle. L’homogénéité haussmannienne est remise en question par l’assouplissement du règlement d’urbanisme. Les décrets successifs publiés en 1892, 1894 et 1902 libèrent les architectes du carcan normalisé établi au milieu du XIXème siècle. Les rues uniformes aux façades de pierre blonde, parfaitement alignées, redeviennent lieu d’expérimentation pour les architectes. L’urbanisation des nouveaux quartiers créés à la suite du rattachement des communes périphériques à Paris en 1860 leur donne l’opportunité d’exprimer leur créativité. Elle est alimentée par les progrès techniques. Les charpentes métalliques, le béton armé, les nouvelles structures libèrent les volumes. Les courants esthétiques affirment des préceptes inédits, des partis pris formels atypiques. Le tissu urbain évolue. L’architecte impose une vision. Florilège, 10 immeubles d’auteurs au tournant du XXème siècle.





116 rue Réaumur - Paris 2
Métro Sentier ligne 3

Au 116 rue Réaumur, l’immeuble à pan coupé est édifié en 1897-98 pour la Maison Storch, producteur de textiles destinés à l’équipement du soldat, notamment la flanelle et le molleton. L’entreprise fait appel à l’architecte Albert Walwein (1851-1916). Tout au long de sa carrière, il s’illustre par un style éclectique tardif, post-haussmannien. Walwein applique ce programme esthétique à l’édifice du 116 rue Réaumur, distingué lors du tout premier concours de façades de la Ville de Paris, limité alors à la rue Réaumur, en 1897. De nos jours, le rez-de-chaussée et l’entresol richement ornés sont les seuls éléments originels préservés de cette façade primée. L’immeuble a subi un ravalement radical dans les étages à l’occasion duquel la majorité des décors de la façade a disparu. La nouvelle sobriété des élévations, surfaces vitrées importantes, lignes droites, géométrie rigoureuse, contraste avec le foisonnement formel du programme décoratif initial du rez-de-chaussée et de l’entresol. 





95 rue Montmartre - Paris 2
Métro Sentier ligne 3

L’immeuble au 95 rue de Montmartre, aussi modeste soit-il, présente des caractéristiques esthétiques intrigantes. Edifié à la fin du XIXème siècle, sa structure particulière, pans de fer apparents et maçonnerie de briques en grès en partie émaillées, emprunte à l’architecture industrielle. En 1897, Sylvain Périssé (1837-1918), ingénieur constructeur des Arts et Manufactures, nos actuels Travaux Publics, ancien élève de l’Ecole Centrale, promotion 1858, achète une parcelle rue Montmartre sur laquelle se trouve déjà un édifice. Il obtient une autorisation de démolition et fait raser cette bâtisse afin de réaliser son projet celui d’un immeuble à armature de fer et revêtement de céramique. Spécialiste des structures métalliques, il s’inspire dans son entreprise d’une planche signée Viollet-le-Duc, issue des « Entretiens sur l’architecture » publié en 1872. Le dessin pensé à l’époque comme une curiosité expérimente le principe du support de fonte et des briques vernissées. Vingt-sept ans plus tard, Sylvain Périssé applique le concept dans cet immeuble de rapport situé au 95 rue Montmartre. A travers l’expression formelle des préceptes du rationalisme constructif, Sylvain Périssé développe une réflexion sur la structure architecturale. 





26 rue Vavin - Paris 6
Métro Vavin ligne 4

L’immeuble à gradins du 26 rue Vavin est l’oeuvre des architectes Henri Sauvage (1873-1932) et Charles Sarazin (1873-1950). Surnommé la « maison sportive », le projet originel présenté en 1910 comporte des espaces dédiés aux sports, salle d’escrime, de gymnastique, des ateliers d’artiste et une bibliothèque. Cette idée n’aboutira pas. Inauguré en 1912, le bâtiment à structure de ciment armé s’élève sur neuf niveaux. Le rez-de-chaussée est réservé à des espaces commerciaux. Sa conception selon le principe de volumes en retraits successifs, est le fruit d’un brevet d’invention déposé par Sauvage et Sarazin en 1909. Le 26 rue Vavin est l’un des premiers immeubles construits en copropriété directe à Paris. Le maître d’ouvrage, la Société des maisons à gradins, a été fondée par Sauvage et Sarazin. Les deux architectes imaginent des logements de standing, soucieux du confort des habitants. A travers cet édifice, Henri Sauvage met en pratique ses réflexions sur l’habitation en ville. Il apporte des réponses aux préoccupations hygiénistes de l’époque par la recherche de luminosité, la circulation de l’air et les plantations sur les balcons, suggérant l’idée innovante d’une cité-jardin verticale.





1 quai de Conti - 1 rue de Nevers - Paris 6
Métro Pont Neuf ligne 7

Le Carrefour Curie, au débouché rive gauche du Pont-Neuf, quai de Conti, est un curieux ensemble de bâtiments qui ouvre en l'enjambant sur la rue de Nevers, l'une des plus étroites de Paris. Inaugurée en 1932, cette combinaison de trois immeubles d'habitations est l'œuvre de l'architecte Joseph Marrast (1881-1971). On lui doit notamment le palais de justice et la place de France (actuelle place Mohammed V) à Casablanca pour le cabinet Henri Prost, datant de 1915-20 et le siège de la BNP, 16 boulevard des Italiens, réalisation monumental Art déco courant babylonien, de 1931. Chantier d'envergure de l'entre-deux-guerres, le Carrefour Curie a vu le jour en même temps que son vis-à-vis, la Samaritaine signée par Henri Sauvage. Son architecture d'inspiration Louis XIII, marquée par l'utilisation de la brique et la pierre, rappelle celle des immeubles du début du XVIIème siècle, situés à l'entrée de la place Dauphine dont je vous parlais ici. Ce souci de cohérence esthétique est emblématique de l'oeuvre de Joseph Marrast, très tôt engagé dans ce projet. 





140 rue de Rennes - Paris 6
Métro Saint Sulpice ligne 4

Au 140 rue de Rennes, à l'angle de la rue Blaise-Desgoffe, le curieux immeuble Art Nouveau frappé aux armes de Félix Potin a été édifié à l’initiative de l’enseigne, par l’architecte Paul Auscher (1866-1932). Le permis de construction délivré le 11 avril 1904 annonce un bâtiment déployé sur sept niveaux. L’entrepreneur général, E. Devillette mène le chantier. Il s’agit du premier grand magasin édifié selon une technique mixte, mêlant le béton et la pierre blonde. L’esthétique de l’ensemble adopte les préceptes du style Art Nouveau. Arrondis, motifs végétaux et arabesques abstraites, appliqués à un bâtiment commercial monumental, ces éléments attirent l’œil et font la réclame de l’enseigne. L’immeuble Félix Potin du 140 rue de Rennes célèbre la réussite de l’entreprise. La réalisation spectaculaire, affirme aux yeux de tous un succès manifeste. Le décor opulent de la façade, mosaïques et volutes de béton, vient souligner la tourelle d’angle couronnée d’un campanile où le nom Félix Potin tracé en creux, s’éclaire de l’intérieur la nuit venue.  Cette particularité architecturale lui vaut le surnom « bouchon de champagne » tandis que l’immeuble néo-baroque du boulevard Sébastopol, siège de Félix Potin, était rebaptisé « la poivrière ». Façades et toitures sont inscrites à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques par arrêté du 15 janvier 1975. 





29 avenue Rapp - Paris 7
Métro Alma Marceau ligne 9 ou Ecole Militaire ligne 8

L’immeuble Lavirotte au 29 avenue Rapp, exemple frappant du Baroque 1900, érotique et décadent, est l’oeuvre de l’architecte Jules Lavirotte (1864-1929) l’un des maîtres de l’Art Nouveau en France avec Hector Guimard. Auteur d’immeubles aux façades remarquables, il a choisi de bannir les lignes droites, de célébrer les courbes et l’exubérance asymétrique. Ses structures ouvragées, richement ornées, s’illustrent par leurs foisonnants décors de grès flammé imaginés en collaboration avec Alexandre Bigot, le céramiste du Modern’ Style, ainsi que par l’utilisation inédite du béton. Achevé en 1901, le curieux édifice du 29 avenue Rapp, source d’étonnement lors de sa révélation, attire toujours les regards curieux des passants sur le chemin de la Tour Eiffel et du Champ de Mars voisins. L’immeuble Lavirotte, prouesse technique, morceau de bravoure, explore les possibilités plastiques des panneaux de grès flammé dans une débauche de formes et de couleurs. 





31 et 31bis rue Campagne Première - Paris 14
Métro Raspail ligne 4

L’immeuble du 31 - 31 bis rue Campagne Première dans le quartier Montparnasse à Paris, oeuvre d’André Arfvidson (1870-1935) affirme des partis pris esthétiques forts en lien avec sa vocation initiale, un ensemble d’ateliers d’artiste haut de gamme. Edifié en 1911, le bâtiment, béton armé et remplissage de briques, illustre la modernité des nouvelles techniques de construction. La façade sur rue se déploie sur quatre niveaux d’ateliers scandés d’imposantes bow-windows rendues possibles grâce à la structure de ciment armé, niveaux auxquels répondent huit sur cour intérieure correspondant aux espaces d’habitation. La façade sur rue en grès flammé, décor atypique du grand céramiste Alexandre Bigot, témoigne des évolutions stylistiques des années 1910. La discrète polychromie de la façade, camaïeu de brun, d’ocre, de blanc, accroche subtilement la lumière du jour, développant des variations chromatiques au fil de la journée. La production en série des carreaux issus du catalogue de la maison Alexandre Bigot a réduit les coûts généraux sans restreindre l’effet. L’immeuble primé au concours de façade de la Ville de Paris en 1912, a été distingué par les Monuments historiques. Façades et toitures sont inscrits par arrêté du 12 juin 1986.





23 avenue de Messine - Paris 8
Métro Miromesnil lignes 9, 13

Au 23 avenue de Messine et 6 rue de Messine, s’élèvent deux immeubles signés Jules Lavirotte. La façade primée en 1907 plus classique que les constructions réalisées avenue Rapp et square Rapp laisse présager un tournant dans sa vision esthétique. A partir de 1907, il renonce aux fantaisies exubérantes de l’Art Nouveau, pour suivre une voie plus assagie, une recherche plastique moins flamboyante. Les commanditaires Albert Noël (1855-1940), éditeur de musique et monsieur Reverdy déposent une demande de permis de construire le 26 novembre 1906, pour un immeuble de rapport au 6 rue Messine et un hôtel particulier de deux étages sur rez-de-chaussée et toit-terrasse à l’angle de l’avenue au numéro 23. Afin de peaufiner l’esthétique de ces constructions, Jules Lavirotte fait appel à des collaborateurs de longue date, deux artisans de renom. Léon Binet sculpte le programme décoratif, élégantes floraisons, végétation de pierre courant sur la façade. Auguste Dondelinger signe des ferronneries remarquables dont les volutes assument leur inspiration Art Nouveau tardif. Les deux travaillent également sur le décor de l’immeuble de rapport au numéro 6 rue de Messine dont la façade sur cour en gré flammé est l’oeuvre du céramiste Alexandre Bigot, autre collaborateur récurrent de Lavirotte. 





12-14 rue Jean de la Fontaine - Paris 16
Métro Ranelagh ligne 9

Le Castel Béranger, première réalisation d’envergure d’Hector Guimard (Lyon 1867- New York 1942) incarne l'un des symboles de l'architecture Art Nouveau à Paris. Grâce à cette oeuvre emblématique réalisée entre 1895 et 1898, Guimard connaît un succès fulgurant. Pour ce projet décomposé en trois immeubles d'habitation à loyers modérés, il s’inspire tout d'abord des préceptes stylistiques d’Eugène Viollet-le-Duc et du rationalisme pittoresque. Mais à la suite d’un voyage en Belgique marquant durant lequel il rencontre Victor Horta, il change de pied et embrasse pleinement la veine Art Nouveau. Soucieux de se faire remarquer, le jeune Guimard modifie radicalement le programme esthétique en rupture avec l’académisme. Les lignes remarquables du Castel Béranger illustrent la rigueur technique et le rejet de la symétrie. Le graphisme nerveux et dynamique souligne l’abondance des motifs décoratifs qui tendent volontiers vers l’abstraction. La fantaisie jusqu’à l’étrangeté s’exprime dans les détails ornementaux pléthoriques, bestiaire fantasmagorique, chats, oiseaux, créatures marines, insectes. Hector Guimard désire créer une oeuvre totale en maîtrisant l’ensemble de la création des trois immeubles, des bâtiments eux-mêmes jusqu’à l’architecture d’intérieur des trente-six appartements ainsi que le mobilier. 






185 rue Belliard - Paris 18
Métro Porte de Saint Ouen ligne 13

Au 185 rue Belliard, en bordure de l’ancien chemin de fer de la Petite Ceinture, l’immeuble Deneux illustre avec panache le renouveau de l’architecture au début du XXème siècle. Son architecte et commanditaire, Henri Deneux (1874-1969), obtient un permis de construire le 10 mars 1910. Le chantier entamé en octobre 1911, s’achève fin 1913. Edifice précurseur, le bâtiment préfigure les préceptes audacieux du mouvement Moderne. Il s’inscrit dans son époque, s’ancre dans un contexte social, culturel, politique. Sa conception reflète les interrogations liées à l’urbanisation des nouveaux quartiers populaires. Les propositions architecturales d’Henri Deneux répondent à la densification des arrondissements parisiens les plus récents. La maison de rapport qu’il imagine s’élève sur une parcelle triangulaire d’à peine 82m2, à l’angle des rues Belliard et des Tennis. Toit-terrasse plat, structure de béton armé apparente, façade remarquable recouverte de grès émaillé des ateliers Gentil et Bourdet, cet immeuble est le fruit d’un programme architectural rigoureux à la fois technique, rationaliste et esthétique.



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.