Expo : Humpty / Dumpty - Cyprien Gaillard - Palais de Tokyo et Fondation Lafayette Anticipations - Jusqu'au 8 janvier 2023

Cyprien Gaillard "Gargouille de la Cathédrale de Reims" / Daniel Turner "Eiffel Cable Burnish"  


Cyprien Gaillard investit le Palais de Tokyo et la Fondation Lafayette Anticipations dans le cadre d’une exposition en deux chapitres, « Humpty / Dumpty ». Le titre de l’événement renvoie au personnage d’une comptine anglaise, réinterprété par Carroll Lewis dans le second tome des aventures d’Alice, « De l’autre côté du miroir ». Humpty Dumpty, œuf anthropoïde, chute d’un mur. Désormais fêlé, irrémédiablement, il tente de retrouver son état original, sans succès. Impossible réparation. Artiste français, berlinois d’adoption depuis 2009, Cyprien Gaillard revendique une pratique protéiforme. Distingué à de nombreuses reprises - prix Marcel Duchamp, Preis der Nationalgalerie für junge Kunst, Audi Talents - il s’exprime par le biais de médiums variés, photographie, vidéo, performance, installation, collage. A l’occasion de la double exposition au Palais de Tokyo et à la fondation Lafayette Anticipations, il présente une sélection d’œuvres récentes ou inédites réunies autour de la thématique du passage du temps, de l’inexorable usure et de la relation entre le corps et l’architecture. 

De retour dans sa ville natale, Cyprien Gaillard entreprend, en archéologue du présent, une recherche plastique sur les cycles urbains de déliquescence et de réhabilitation. En sondant le territoire de la cité, il pose un regard interrogateur sur les traces laissées par l’Homme sur la Nature. Au gré du processus, il exhume des histoires méconnues et se penche sur l’obsession contemporaine très humaine de gérer les effets du temps, de les renverser. Spleen prégnant.


Love Locks (2022) - Cyprien Gaillard

Love Locks (2022) - Cyprien Gaillard

The Lake Arches (2007) - Cyprien Gaillard

Oreste e Pilade (1928) - Giorgio De Chirico 


En novembre 2019, le Palais de Tokyo et la Fondation Lafayette Anticipations prennent contact avec Cyprien Gaillard en même temps. Généalogie d’une double exposition, l’artiste suggère de synchroniser les deux évènements, de relier les espaces, le musée et la fondation privées dans un même geste artistique. Pour mieux prendre la tangente, il compose avec les codes de l’art contemporain. Les expositions sont conçues en écho avec les espaces architecturaux qui les accueillent.

Au Palais de Tokyo, le volet « Humpty » nous parle de l’impermanence des choses, de la tentative dérisoire de retrouver la forme originelle sans y parvenir. Cyprien Gaillard fait appel aux œuvres complémentaires d’autres artistes pour exprimer son point de vue. L’installation « Love Locks » (2022), composée de dix sacs industriels à gravas remplis de cadenas, relate la triste histoire d’une forme normalisée de vandalisme. Les cadenas d’amour, symboles d’affection accrochés par les touristes du monde entier aux grilles des ponts de Paris, particulièrement le Pont des Arts et la Passerelle Léopold Sédar Senghor, menaçaient la structure même de ces ouvrages. La Mairie a été contrainte d’organiser la suppression en masse de ces parasites. Les cadenas arrachés, désormais tristes déchets ont été empruntés par Cyprien Gaillard pour donner vie à cette oeuvre énigmatique. Aujourd’hui, sur les ponts, des plaques de plexiglas remplacent les grilles originelles. 

La vidéo "The Lake Arches" (2007) se déroule dans le cadre emblématique ensemble de logements sociaux édifiés sur des plans de l’architecte post-moderne Ricardo Bofill. Deux amis envisagent de plonger dans le bassin qui ceinture les bâtiments. Par manque de profondeur, ils se blessent par manque de profondeur. L’un se casse le nez, trompé par l’illusion accueillante. L’accident incarne la décadence des utopies modernistes. En parallèle, « Oreste e Pilade » de Giorgio De Chirico (1928) représente des personnages mythologiques liés par une amitié indéfectible dont les corps contiennent les ruines de la ville.







Temps suspendu, les gargouilles de la Cathédrale de Reims, cathédrale où étaient sacrés les rois, crachent pour toujours le plomb fondu. Symbole de la France éternelle, le monument est la cible privilégiée des bombardements allemands durant la Première Guerre Mondiale. Le 19 septembre 1914, un incendie dévastateur détruit une grande partie de la cathédrale. L’intensité du feu est telle que le plomb des toits fond. Quatre-cents tonnes de métal en fusion ruissellent par les gueules des gargouilles. Cyprien Gaillard expose les sculptures extraites des ruines.

Dans la même salle, Daniel Turner « Eiffel Cable Burnish » (2022), artiste américain, intervient sur les murs. Les câbles usés issus de la restauration de la Tour Eiffel, ont été concassés en très fines particules pulvérisées, traces noires projetées sur les espaces vierges des cloisons.

La vidéo Ocean II Ocean (2019) présentée à l’occasion de la 58ème Biennale de Venise, s’attache à retranscrire les ambiances de certaines stations de métro, emblème de la vie moderne, pavées de marbre. Dans ce matériau, se trouvent des fossiles millénaires datant de bien avant l’apparition de l’Homme. Le parallèle replace la civilisation humaine incarnée par les transports en commun dans une temporalité élargie qui suggère la brièveté des existences, le vertige du temps cosmique, l’absurdité des quotidiens contemporains. Le second segment montre comment d’anciens wagons réformés du métro de New York sont immergés dans l’Océan Atlantique afin de former des récifs artificiels susceptibles d’accueillir faune et flore marines.  


Dessin de Robert Smithson

Dessin de Robert Smithson

Formation (2022) / L'Ange du Foyer (2019) - Cyprien Gaillard

Formation (2022) - Cyprien Gaillard


Une série de quinze dessins signés Robert Smithson (1938-1973), artiste américain représentant de l'Art minimal et l’un des fondateurs du Land art évoque « l’entropie, la sédimentation du monde, le temps profond ». Les feuillets sont maintenus par des presse-papiers en amiante vitrifié avec la technique Cofalit.

Le film « Formation » (2021) suit le vol des perruches à collier à Düsseldorf, espèce invasive originaire de l’Inde. Ces oiseaux, animaux sauvages vendus comme domestiques, arrachés à leur écosystème originel par la mondialisation du commerce, les caprices d’une économie libérale, ont colonisé la Königsallee rue commerçante, au détriment des espèces indigènes. Cyprien Gaillard suit, fasciné, les vols en formation des volatiles qui à horaires réguliers, rigueur toute allemande, capacité d’adaptation, prennent des envols de groupe. Dissimulé dans la pénombre, se trouve une sculpture en bronze de Käthe Kollwitz (1867-1945), « Mutter mit zwei kinder » (1932-36).


Le Défenseur du Temps - Jacques Monestier

Le Défenseur du Temps - Jacques Monestier

Mécanisme du Défenseur du Temps

Palais de la Découverte vitrifié (2022) - Cyprien Gaillard


Le second volet de l’exposition, « Dumpty » se déroule à la fondation Lafayette Anticipations. Il convoque le nouveau visage de Paris, défiguré par la multitude de chantiers de rénovation menés à un rythme effréné en vue des Jeux Olympiques de 2024. Dans cet état d’entre-deux, moment de transition où le patrimoine est réorganisé et préservé, le désordre règne. La bataille permanente perdue d’avance contre la déliquescence, la volonté des édiles de lisser la ville font disparaître les signes de l’âge, ceux d’une mort annoncée de la civilisation humaine, ceux de l’histoire. Avec frénésie, les administrations cherchent à effacer sur les monuments emblématiques les traces du délabrement naturel, causés par les phénomènes météorologiques, la pollution, les comportements des usagers, incivilités et autres dégradations. Les efforts de conservation, vains à long terme, illustrent la tentation de plier l’ordre du monde à la volonté des Hommes, de retrouver un certain ordre artificiel. Le choix de préserver les éléments somptuaires de la ville-musée, figée dans le temps, les monuments les plus célèbres, les bâtiments les plus touristiques, les infrastructures prestigieuses, la Tour Eiffel, les Champs Elysées, est porteur de sens. Cette direction semble nier la réalité des habitants. Cyprien Gaillard préfère se pencher sur les espaces en marge, oubliés, les ruines, l’ordinaire négligé, le petit patrimoine ancré dans le quotidien.

Cyril Gaillard dédie ce segment à un ami d’enfance, Gaël Foucher mort dans un accident en 2013, perte irréparable. Familiers du quartier de l’Horloge à côté du Centre Pompidou, les deux étaient fascinés par une horloge automate, « Le Défenseur du temps », oeuvre de Jacques Monestier installée en 1979, à laquelle la rédaction consacrait un article en 2016 ici. Faute d’entretien, l’horloge est arrêtée en 2003. Depuis, laissée à l’abandon, elle se détériorait, inerte. Relation émotionnelle très personnelle, Cyprien Gaillard a souhaité « ramener à la vie l’oeuvre oubliée d’un autre artiste ». L’exposition éclaire le déclin et la renaissance de l’horloge restaurée avec l’accord de Jacques Monestier dans le Doubs, par la maison Prêtre et fils de Besançon grâce au financement de la fondation Lafayette Anticipations. A l’occasion de cette exposition, « Le Défenseur du temps » s’anime tous les quarts d’heure afin de rattraper le temps perdu. L’oeuvre rejoindra son emplacement initial à l’issu de l’évènement. L’activation des automates est ponctuée par une bande-son des pires hits des années 2000, tubes pop vécus comme une agression sonore à laquelle répondent les nappes mélodiques apaisantes de la musique atmosphérique composée par Laaraji, artiste new-yorkais, originaire d’Harlem.

Au pied du « Défenseur du temps », Cyprien Gaillard a placé un singulier bloc monolithique d’amiante vitrifié, « Palais de la Découverte vitrifié » (2022). La matière toxique cancérigène rendue inoffensive par ce traitement a été extraite du chantier de restauration du Palais de la Découverte dans une aile du Grand Palais. « Frise 1 » et « Frise 2 » (2022), représentent Paris dans le chaos des rénovations menées tambour battant avec pour objectif d’accueillir le monde entier à l’occasion des Jeux Olympiques de 2024. En attendant cette date butoir, l’anarchie des échafaudages et les effets imprévisibles des chantiers ont violemment reformulé la plastique de la ville. Tout le bâti ne pouvant être restauré, l’administration a classé le patrimoine en fonction de l’importance des éléments. Cette hiérarchisation illustre les valeurs de la société, les luttes de pouvoir, les paradoxes et les ambiguïtés ainsi que tout un système de croyances. Cyprien Gaillard nous invite à repenser ce qui vaut la peine d’être rénové, restauré, à se méfier d’une ville muséifiée privée de vie, transformée au détriment des résidents. 

L’effort de restauration, la préservation des reliques civilisationnelles suggère d’établir des relations de guérison, de résilience avec notre environnement qu’il soit naturel ou territoire urbain, fruit d’un génie humain ambivalent.

Humpty / Dumpty - Cyprien Gaillard
Jusqu’au 8 janvier 2023

Palais de Tokyo 
13 avenue du Président Wilson - Paris 16
Tél : 01 81 97 35 88
Horaires : Du mercredi au lundi de midi à 21h - Fermé le mardi

Lafayette Anticipations - Fondation Galeries Lafayette
9 Rue du Plâtre - Paris 4
Tél : 01 42 74 95 59
Horaires : Du mercredi au lundi de 11h à 19h - Fermé le mardi 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.