Paris : Au Rocher de Cancale, restaurant historique de la rue Montorgueil, mémoire du quartier des Halles - IIème

 

Au Rocher de Cancale, restaurant historique, est niché à l’angle des rues Montorgueil et Greneta. L’immeuble de la fin du XVIIème, début du XVIIIème siècle se distingue par ses façades lambrissées, où s’étale le nom de la brasserie en lettres d’or. Une restauration récente a redonné quelques couleurs, très bonbonnière, aux moulures en bois et plâtre. La discrète enseigne de bois sculpté originelle à l’angle représente un rocher recouvert d’huîtres et de moules. L’établissement, baptisé Au Rocher de Cancale en 1846 par son propriétaire M. Pécune, marchand de vin matois, en souvenir d’un prestigieux restaurant voisin qui inspira souvent Balzac, fut longtemps un haut lieu de dégustation des produits de la marée, très prisés des Parisiens au XIXème siècle. Près de dix-sept millions d’huîtres se consomment alors dans la Capitale chaque année. Rue Montorgueil, sur le chemin des Halles de Paris, les établissements dédiés se multiplient. Classé aux Monuments historiques en 1997, le Rocher de Cancale conserve dans les petits salons du premier étage d’amusantes fresques peintes directement sur plâtre attribuées à Gavarni (1804-1866), artiste romantique, ami des Lorettes de la rue Saint-Georges. 








La rue Montorgueil se trouve dans le prolongement d’une ancienne voie parisienne, le chemin des Poissonniers dit aussi chemin de la Marée. Dès 1307, les « chasse-marées » convoient les produits de la mer vers les Halles de Paris depuis les ports du Nord de la France, de la Bretagne, de la Normandie. En 1645, l’ouverture de la Porte Poissonnière dans l’enceinte de Louis XIII modifie le parcours. Un marché dédié aux huîtres s’établit rue Etienne Marcel. Provenant directement d’Etretat, de Dieppe, de Fécamp, elles sont acheminées via la rue Montorgueil. Du fait de la proximité des Halles, le quartier connaît une période de vitalité particulière au XIXème siècle. La rue Montorgueil voit fleurir de nombreuses gargotes dont les horaires décalés mis en place afin d’attirer la clientèle laborieuse des forts des Halles, attirent également les oiseaux de nuit, population interlope, constituée de gens de théâtre, de poètes, d’artistes, de mondains en fin de soirée, de cocottes et autres créatures de l’ombre. 

En 1804, Alexis Balaine, vendeur d’huîtres aux Halles, associé à Madame Beauvais, reprend un ancien cabaret au niveau des actuels numéro 59/61 rue Montorgueil, à l’angle de la rue Mandar. Le tout premier Rocher de Cancale se trouve juste en face de l’actuelle brasserie. Réputé pour la qualité de ses huîtres servies en friture ou en coquille, il devient le lieu officiel des dîners du Caveau organisés par la société littéraire chantante du Le Caveau moderne (1806-1817). 

En 1806, Armand Gouffé et Pierre Chapelle, poète, chansonnier et libraire réactivent une ancienne société chantante gastronomique. Ils mettent en place les Dîners du Vaudeville, sous le nom de Caveau Moderne ou le Rocher de Cancale d’après l’établissement qui les accueille le vingt de chaque mois. On y croise Antoine Antignac, Brazier, René de Chazet, Désaugiers, Demautort, Emmanuel Dupaty, Despréaux, Ducray-Duminil, Cadet-Gassicourt, Gouffé, Grimod de La Reynière, fondateur de l'Almanach des Gourmands, Jouy, Laujon, Moreau, Philippon de La Madelaine, de Piis, le comte de Ségur aîné, le docteur Marie de Saint-Ursin. Ces dîners du Caveau confèrent une toute nouvelle réputation à l’établissement de Balaine qui prend sa retraite dans un certain confort.


Circa 1900 Eugène Atget

Circa 1900


En 1815, Pierre-Frédéric Borel rachète Le Rocher de Cancale pour la somme de 70 000 francs. Ancien maître d’hôtel de Jean-Pierre de Montalivet, ministre de l’intérieur de 1809 à 1814, il a été formé aux contingences de la cuisine d’Ancien Régime. Il établit un restaurant haut de gamme dont la cave exceptionnelle vient souligner l’exigence gastronomique. En 1825, il publie un ouvrage « Nouveau dictionnaire de cuisine, d’office et de pâtisserie ». le succès de Borel lui permet d’acquérir un domaine à Yerre qu’il aménage de 1824 à 1843, Casin italien à colonnade, jardin de fabriques, rachetée par la famille du peintre Gaustave Caillebotte et désormais institution muséale sous le nom de Propriété Caillebotte

Le Rocher de Cancale de Pierre-Frédéric Borel est abondamment mentionné dans les romans d’Honoré de Balzac (1799-1850), « La fille aux yeux d’or », « La Rabouilleuse », « Illusions perdues », « Splendeur et misères des courtisanes », « Le cabinet des Antiques » etc. A se demander si l’écrivain, premier influenceur, ne réglait pas ses notes en faisant de la réclame pour le restaurant.  

Le déclin du Rocher de Cancale, institution vénérable onéreuse, connaît les premiers signes du déclin sous la Monarchie de Juillet. La concurrence de nouveaux établissements dispensant une cuisine de qualité à bon marché comme Philippe, également rue Montorgueil, la Maison dorée, Catcomb, le Café Anglais de la période Dugléré, Baratte, éclipses les vieilles enseignes plus dispendieuses. Démodé, le Rocher de Cancale ferme ses portes en 1845. Un établissement du même nom ouvre dans la foulée au 112 rue de Richelieu.  










En 1846, M. Pécune, marchand de vin et gargotier établi au 78 rue Montorgueil, voisin du Rocher de Cancale originel, reprend à son profit le nom de l’illustre restaurant. La brasserie attire une clientèle hétéroclite, nombreux hommes de lettres et journalistes. Dans son journal, Edmond de Goncourt note que M. Pécune fils lui confie une anecdote concernant les amusants décors peints du premier étage. L’écrivain Eugène Sue introduit le peintre Gavarni auprès de M. Pécune fils en 1837. Il est engagé pour réaliser des panneaux dans les salons privés du restaurant. Durant plusieurs mois, Gavarni aurait œuvré, déjeunant chaque jour en bonne compagnie mais sans jamais régler la note. 

Cinq panneaux octogonaux nous sont parvenus mais un inventaire de 1921 signale quatorze panneaux. Les peintures à l’huile sur plâtre évoquent des sujets carnavalesques. L’artiste a croqué les habitués de l’établissement, le dîneur, le gourmet ainsi que des natures mortes, gibiers, poissons, fruits. Vers 1900, les photographies d’Eugène Atget nous renseignent sur le devenir du Rocher de Cancale dont l’enseigne indique que Clémendot a pris la succession de Pécune.

Dans les années 1970, le tenancier d’un café-bar peu regardant fait arracher les boiseries qui servent de cadre aux panneaux peints du premier étage. Le bistrot devient une friperie dans les années 1980. En 1992 Le Rocher de Cancale est repris par un jeune restaurateur, Jean-Luc Uzan qui se passionne pour l’histoire du lieu. Il parvient à attirer l’attention des Monuments historiques notamment sur les décors peints. Grâce à son intervention, le bâtiment est inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques le 3 mai 1992. Les deux façades sur rues et les versants de toitures correspondants, la devanture avec son enseigne cornière et l'appartement situé au premier étage sont classé le 3 janvier 1997.

Rocher de Cancale 
78 rue Montorgueil - Paris 2
Métro Sentier ligne 3



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 

Bibliographie
Le guide du promeneur 2è arrondissement - Dominique Leborgne - Parigramme
Paris secret et insolite - Rodolphe Trouilleux - Parigramme
Le guide du patrimoine Paris - sous la direction de Jean-Marie Pérouse de Montclos - Hachette

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