Lundi Librairie : Minuit, Montmartre - Julien Delmaire



Minuit, Montmartre - Julien Delmaire : En 1909, la bohème montmartroise est sur le déclin, la Belle Epoque ne sera bientôt plus qu'un souvenir. Un soir d'été, alors que les chats amoureux vagabondent au clair de lune, Masseïda, une jeune sénégalaise qui a quitté son pays en quête d'une vie meilleure, erre dans les ruelles mal famées de la Butte à la recherche d'un abri pour la nuit. Elle trouve refuge au cabaret Le Lapin Agile, rendez-vous des artistes et des noctambules. Vénus mercenaires et souteneurs s'y retrouvent en compagnie de Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso ou encore, fait plus étrange, le préfet Casimir de Selves incognito. Portée par une soudaine nostalgie, Masseïda entonne un chant de son pays et subjugue de sa voix, de sa danse ce public difficile. Si elle attire la bienveillance des artistes, elle se fait aussi remarquer par les julots proxénètes. Sur les trottoirs de Paris tous les dangers attendent les jeunes femmes seules. Suivant le conseil d'un violoniste, elle décide de se présenter chez le peintre Théophile Alexandre Steinlen, afin de lui proposer ses services en tant que modèle. Le vieil homme, anarchiste suisse naturalisé français, célèbre pour avoir signé l'affiche du Chat Noir en tournée, a croqué tout au long de son existence les scènes de la vie quotidienne des habitants de Montmartre. Il survit aujourd'hui en vendant des caricatures aux journaux satiriques et ne consacre plus ses toiles qu'aux chats. La beauté de Masseïda va le faire changer d'avis. Elle deviendra sa muse et sa confidente.

Placé sous les auspices d'un chat protecteur, Vaillant, matou roi de la rue, "Minuit, Montmartre" est une longue déambulation lyrique, hommage à la légende montmartroise. Dans ces pages au temps suspendu, les poètes, les peintres, les chansonniers, se joignent à la complainte du petit peuple de la Butte. Nostalgie d'une époque révolue, Julien Delmaire peint un tableau chamarré où la poésie des mots, leur profonde sensualité, font écho au souffle de la nuit. D'un verbe ciselé, il trace de riches images chatoyantes dans l'opulence de descriptions vivaces. Sous sa plume, renaît un Montmartre oublié où l'allumeur de réverbères œuvre chaque soir. Des personnages hauts en couleur croqués avec une grande finesse retrouvent chair dans un quotidien miséreux, porté néanmoins par une certaine forme d'insouciance. Guillaume Apollinaire, Pablo Picasso, Félix Fénéon, Aristide Bruant, la Goulue, Maurice Utrillo arpentent ces rues de papier.

Au tournant du siècle, avant la Grande Guerre, Paris, ville-monde, fait son entrée dans la modernité. C'est la fin d'une époque. La fée électricité peu à peu illumine la nuit. Les progrès techniques changent le quotidien. A Montmartre, le baron Haussmann décide de la disparition du maquis où vivent les miséreux dans des cabanons indigents, des chalets de bois branlants. De grandes avenues sont percées, des incendies volontaires chassent les plus pauvres. Dans cette atmosphère singulière, Julien Delmaire s'attache au destin de personnages en marge, redonnant vie à ce que fut le Montmartre populaire. La beauté du texte nous fait entendre la musique de la rue, la gouaille du titi parisien, à nulle autre pareille. Les ouvriers croisent les prostitués. Les artistes peignent les petits poulbots. Les apaches sèment la terreur. Le romancier se garde de tout angélisme et sa prose teintée de mélancolie évoque avec force la pauvreté terrible, la violence omniprésente, l'absinthe qui rend fou, la tuberculose qui fait des ravages.

A travers son personnage de femme, belle et mystérieuse, étrangère différente qui attire les convoitises, Julien Delmaire parle de la solitude, de l'inquiétude du déraciné. Masseïda partage ce sentiment de ne pas appartenir à l'endroit où l'on se trouve avec Steinlen le vieux peintre. Cette histoire d'errance est aussi celle d'une rencontre émouvante qui interroge les préjugés et entre en écho avec nos préoccupations actuelles. Un très beau livre, d'une poésie folle.

Minuit, Montmartre - Julien Delmaire - Editions Grasset



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.