A l'occasion des célébrations autour du centenaire de l'installation du musée des beaux-arts municipal dans l'enceinte du Monastère de Brou à Bourg-en-Bresse, les artistes contemporains investissent les espaces du monument. Tout au long de l'année 2023, la programmation culturelle fait vivre un anniversaire résolument tourné vers l'avenir. Le plasticien Lionel Sabatté, intervenu à Brou en 2020, s'invite dans la nef de l'église Saint Nicolas du Tolentin jusqu'au 1er septembre 2023. Sa précédente installation "Sept visages" avait été réalisée à partir de la poussière recueillie au sein même du bâtiment. La nouvelle proposition réserve quelques surprises. Créée dans le cadre de l'exposition monographique "Éclosion", montée au MAMC+ Saint Etienne en 2021, l'oeuvre "Tissu" lévite au-dessus du jubé, carré translucide suspendu entre deux mondes. Sa composition interroge, suscite la curiosité. La perception de la bannière traversée de lumière varie en fonction de la position adoptée dans l'église, des aléas atmosphériques, des effets colorés des vitraux. La réponse aux questions ne se manifeste qu'en approchant l'oeuvre au plus près depuis la galerie supérieure de l'église.
Lionel Sabatté confronte l'apparence délicate de dentelle à la réalité grossière de la matière. Afin de concevoir "Tissu", il a réuni des morceaux de peau morte, récoltés auprès de podologues et de professionnels du soin. La membrane se constitue de strates d'éléments organiques coagulés dans la colle. Ils témoignent de l'existence des patients rassemblés, d'un groupe humain, d'un corps social lié dans une nouvelle intimité. Au coeur de l'église du Monastère de Brou, l'étendard "Tissu", effet de bannière, teinte ivoire, lueur d'os, évoque aussi les reliques des saints, objets de dévouement, de culte, d'espoir. L'installation de Lionel Sabatté à Brou est présentée en écho avec l'exposition développée au H2M Centre d'art contemporain de Bourg-en-Bresse "Faire avec" autour de la thématique des matériaux.
Pratique pluridisciplinaire, peinture, dessin, sculpture, installation, Lionel Sabatté conçoit ses oeuvres à la façon d'un alchimiste, maître des transformations. Au lieu de transmuter le plomb en or, il convertit les matières rebutantes en beauté lyrique. Loups et visages de poussière, crocodiles recouverts de petite monnaie, chouettes composées de chutes d’ongles, ses créatures embrassent leur nature organique, troublante, dérangeante. Surgissement de la beauté. Tel Baudelaire et sa charogne, le plasticien fait éclore la poésie sur le tas d'ordure, la rose sur le fumier. Ses oeuvres sensibles, paradoxales, suscitent fascination et répugnance, attirance et répulsion. La matière de "Tissu" est le fruit d'une réflexion menée par Lionel Sabatté sur le dégoût éprouvé pour les peaux mortes détachés du corps, les morceaux d'ongles, les résidus des pédicures de sa compagne tandis que dans le même temps, la peau de l'être aimé incarne l'objet d'amour, de désir par excellence.
Lionel Sabatté replace la matière, cheveux, peaux, ongles, matériaux résiduels et bruts, au centre de la réflexion plastique et philosophique. Le processus créatif détermine de la transformation, de changement de statut, de débris à oeuvre. Il décale le discours sur les matériaux pour en souligner le sens, tracer des parallèles entre support et essence. Il renoue avec la dimension concrète, physique de la matière, loin d'être triviale, à rebours de la tendance à s'effacer derrière une désincarnation du propos.
Penché sur le phénomène des transformations, Lionel Sabatté imagine "Tissu". Il détourne des matières sources de rejet, de dégoût, concrètement des morceaux de corps, dont l'absence laisse planer le doute au sujet du destin des donateurs. L'agglomération des éléments issus d'individus anonymes et différents interroge la fragmentation des chairs, leur déliquescence, prémices de la disparition imminente. L'impression tenace laissées par les corps manquants, corps disparus nourrit une vision persistante d'organismes en ruine, vestiges abandonnés par la vie, dépouilles.
Par un effet de distanciation, Lionel Sabatté convoque le merveilleux. La représentation matérielle du corps doublée d'effets de transparence semble évoquer les différents plans, terrestre et céleste. L'oeuvre trouve un délicat équilibre entre la chair périssable et l'âme immarcescible, mouvement de la terre vers le ciel, du ciel vers la terre, principe même de l'incarnation. Les fragments organiques réassemblés dans une réflexion sur l'individu et la collectivité forment un corps social alternatif, groupe humain réuni pour contrecarrer la désagrégation. Troublant, dérangeant, fascinant.
Le Tissu (2021) - Lionel Sabatté
Jusqu'au 1er septembre 2023
Eglise Saint Nicolas du Tolentin
63 boulevard de Brou - 01000 Bourg-en-Bresse
Tél : 04 74 22 83 83
Horaires : Du 1er octobre au 31 mars de 9h à 12h et 14h à 17h - Du 1er avril au 30 juin de 9h à 12h30 et de 14h à 18h - Du 1er juin au 30 septembre de 9h à 18h
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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