Lundi Librairie : Premier amour - Samuel Beckett



Premier amour - Samuel Beckett : Un vieux vagabond sur un banc, misanthrope halluciné, se souvient de son premier amour. Il avait vingt-cinq ans. Longtemps retiré hors du monde, cloîtré volontaire dans sa chambre où il entretenait son spleen sans fin, il est contraint de quitter le domicile familial à la mort de son père. A la rue, il passe beaucoup de temps dans les cimetières préférant la fréquentation des morts à celle des vivants. Pour se nourrir, il fréquente les soupes populaires. Le soir, il s’allonge pour la nuit sur un banc qui devient rapidement son banc. Il a renoncé à habiter le monde. Un jour, une femme, Lulu, lui impose sa présence et s’installe à côté de lui. L’intérêt qu’elle lui porte l’importune. Malgré ses réticences, elle parvient à le convaincre de la suivre jusqu’à son appartement.  Elle l’héberge sans rien lui demander. Impassible, il se laisse faire. Lulu reçoit beaucoup d’hommes en journée. Lorsqu’elle tombe enceinte, il l’épouse. Mais l’arrivée de l’enfant dont les cris perturbent ses ruminations solitaires, le pousse à fuir. Et c’est en s’éloignant qu’il réalise qu’il aimait cette femme. 

Nouvelle écrite en 1945 et publiée en 1970 par Les Editions de Minuit, ce « Premier amour » au titre déroutant n’a rien de romantique. Profondément humain, le texte d’un humour féroce prend à revers les clichés véhiculés par cette expression pour nous conter les amours calamiteuses entre un vagabond et une prostituée. Samuel Beckett effiloche sa narration sur le fil d’une mémoire vacillante, celle d’un homme qui n’a plus toute sa raison. L’étrangeté du propos déconcerte avant que les pièces du puzzle ne se rassemblent. Distillant avec art une inquiétude latente, il porte un regard pessimiste sur ce monde où s’agitent les êtres qui se donnent l’illusion d’exister. L’histoire tragicomique de deux marginaux illustre dans un grand éclat de rire existentiel le drame de la condition humaine, l’absurdité de l’existence, la terrible solitude à laquelle nous sommes tous condamnés.

Replié sur lui-même, le narrateur est enfermé dans un monologue intérieur devenu prison mentale. Samuel Beckett, écriture affûtée, rythmique précise, musicalité du minimalisme, suit les cheminements de l’inconscient, les sursauts de la mémoire. Les souvenirs obsessionnels, remâchés à l'infini, illustrent le chaos intérieur du personnage, ses contradictions douloureuses, une lucidité mordante. En abordant sans phare, la dimension triviale des relations humaines, les aspects les moins glorieux, il dresse un portrait terrible de l’humanité, la médiocrité de la réalité dans toute sa crudité. 

Première apparition d'un archétype beckettien, vagabond hors du monde, le narrateur, être lunaire en voie d’effacement, a embrassé par indifférence une vie d’errance, de dénuement, détaché de tout. Les fêlures de l’esprit laissent pourtant transparaître un terrible désarroi. Sans volonté réelle, consistance fantomatique, il n’oppose pas de résistance aux aléas. Au fil du récit, il se révèle pourtant dans ses plus intimes paradoxes naïf, rusé, indolent, impavide. La cautèle et la candeur, l’innocence et la perversité. Son désir absolu de liberté le fait fuir mais il est rattrapé par le surgissement du sentiment. L’indifférence renversée par l’amour inattendu laisse place à une désespérance prégnante. Douleur indicible d’être au monde, rire existentiel. 




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.