Floride - Lauren Groff : Tous les soirs, une femme part pour une longue marche à travers son quartier. Elle s’éloigne le temps d’une promenade de son mari, de ses enfants, de la petite vie rangée qui a fait d’elle la femme qui hurle. Pour surmonter le quotidien, elle embrasse celui des autres, bribes d’existences entraperçues au cours de ces déambulations nocturnes. Dans une maison isolée, une mère seule pour quelques jours avec ses deux enfants est victime d’un accident domestique alors qu’à l’extérieur rôde une panthère. Sur une île, une mère inconséquente confient aux mains d’une voisine peu fiable qui disparaît rapidement, ses deux fillettes. Abandonnées, les gamines retournent à l’état sauvage. Une veuve cloîtrée chez elle refuse d’être évacuée à l’occasion d’un cyclone. Alors qu’à l’extérieur la dévastation fait rage, elle boit les précieuses bouteilles de vin de son mari décédé et reçoit la visite des fantômes de sa vie. Une jeune prof qui devient vagabonde découvre la précarité, la détresse sociale, la véritable misère qui se cache derrière l’apparente opulence de l’American Way of Life. Une romancière américaine entreprend un voyage en Normandie avec ses deux enfants sur les traces de Maupassant. Rendez-vous manqué.
Après le succès international des "Furies", livre préféré de Barack Obama en 2015, Lauren Groff reprend la plume pour un recueil de onze nouvelles, couronné du Story Prize 2019. L’autrice vit pour des impératifs familiaux en Floride. Elle professe envers cet état une véritable détestation qui confine à la passion. A travers ces récits sensibles, nerveux qui ont pour cadre cette région, elle fait voler en éclats les clichés souriants du Sunshine State. Ces instantanés de vie fulgurants traduisent un univers en déroute. Loin du paradis ensoleillé de carte postale, la Floride de Lauren Groff est le territoire de l’ambivalence.
Dans l’ombre, la vie grouille, omniprésence des créatures rampantes, prolifération des reptiles et des insectes, la luxuriance maladive de la flore monstrueuse. Le marasme des chaleurs étouffantes et les effluves faisandés des marécages déploient des atmosphères asphyxiantes. La nature martyrisée par des hommes avides de béton reconquiert le terrain perdu sous des formes inquiétantes. Avec la mutation des espaces vitaux, se multiplient les angoisses générées par les créatures sauvages survivantes qui laissées sans habitat s’adaptent à leurs nouvelles conditions de vie en se réfugiant chez l’homme. Ecriture ardente à la délicatesse acide, Lauren Groff distille des atmosphères crépusculaires, moiteur de jungle, nuits poisseuses, journées brûlantes.
Les glaciers fondent. Dans le Pacifique le continent de plastique ne cesse de prendre de l’ampleur. La sixième extinction de masse a débuté. En Floride, les cataclysmes se multiplient. Ouragans, cyclones, tempêtes tropicales, pluies diluviennes, raz-de-marée, la météo fracasse des vies en quelques heures. La péninsule frappée par les catastrophes naturelles est comme une sorte de prologue. Ces drames préfigurent les bouleversements climatiques à venir à l’échelle mondiale.
Les saisons mentales reflètent ce dérèglement du climat et des sens, entre détresse existentielles, étrangeté d’être au monde. La romancière tend des parallèles entre les turbulences météorologiques et les soubresauts des tourments intimes. Mères de famille brisée, au bord de l’effondrement, hommes blessés, fillettes abandonnées sur le bord de la route, femmes en quête de soi, ils recherchent tous un refuge inaccessible contre la folie de ce monde. Leurs ambiguïtés leur confèrent une profondeur, terreau des émotions contradictoires. Les destins contrariés, les sentiments contrastés laissent transparaître les monstres sous la surface lisse des apparences. Ils incarnent la complexité de la condition humaine, cette désespérance face à la fugacité de la vie et l’insignifiance des existences. La menace est intérieure. Souvent, la raison vacille sous le poids des angoisses existentielles, le sentiment violent de l’incomplétude. L’acuité du regard porté sur ce monde à la dérive souligne la cruauté de l’existence tandis que l’humour en filigrane sauve du désespoir absolu.
Floride - Lauren Groff - Traduction Carine Chichereau - Editions de l’Olivier
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
Enregistrer un commentaire