Lundi Librairie : Les Furies - Lauren Groff



Les Furies - Lauren Groff : Fils d'une famille fortunée de Floride, Lancelot Satterwhite dit Lotto est l'enfant de Gawain, un self-made-man qui a fait fortune dans l'embouteillage d'eau minérale et d'Antoinette, ancienne sirène dans un parc aquatique. Persuadée que son rejeton est promis à un grand avenir, cette dernière le couve de toutes ses attentions. Lotto a treize lorsque son père décède soudainement. Antoinette décide pour lui et sa petite sœur de changer radicalement de vie. La période est délicate pour Lotto. Envoyé en pension dans un collège très privé, il découvre le théâtre. Le jeune garçon introverti se révèle à lui-même. Grand, vif, solaire tout autant qu'égocentrique, à l'université, il devient la star. Les filles se jettent à son cou. Lors d'une soirée, il tombe follement amoureux au premier regard de Mathilde Yoder. Apparemment sans passé, elle est mystérieuse, sans famille, sans plus d'ami. Ils ont vingt-deux ans et deux semaines après leur rencontre, ils se marient. Antoinette, ulcérée par cette union avec celle qu'elle considère comme une aventurière, coupe les vivres à son fils. Mais Lotto et Mathilde forme un couple exemplaire, incandescent. Tandis que Lotto tente d'accomplir son destin d'acteur, Mathilde fait vivre le couple en travaillant dans une galerie d'art, entièrement dévouée à son mari, à son succès. Alors que la carrière de Lotto peine à décoller, le bonheur semble peu à peu se gripper. Mais de comédien raté, il se révèle dramaturge inspiré, acclamé par la critique.

Roman ample, sensuel tant autant que glaçant, "Les Furies" suit l'avancée funeste des destins au fil d'un amour contenant en lui-même toute la tragédie de la condition humaine. Comme deux miroirs qui se répondent, Lauren Groff construit son récit en deux volets, deux actes, Fortune et Furies. La première partie, la geste héroïque du mari en quête de gloire est portée par un souffle épique. L'illusion d'un bonheur sans aspérités s'y déploie presque parfaite. Mais l'auteur, dans une maîtrise aigüe de sa narration, parvient à distiller les signes avant-coureurs de la chute. Elle interroge les silences, les interstices, joue des stéréotypes et des clichés pour mieux égarer le lecteur, glisser les premières ombres dans ce tableau idyllique. Les failles de ses personnages apparaissent tout en fines suggestions.

Alternant ses positions, dans la seconde partie, Lauren Groff adopte le point de vue de la femme qui jusque-là représentait à la fois l'extrême dévouement, une forme de pureté mais également de dureté intrigante. La dualité du récit sa pleine mesure dans la rupture de style et de narration. Les apparences sont renversées, les révélations théâtrales, d'une rare noirceur. L'inflexion des existences prend une dimension crépusculaire. L'auteur dénoue la toile si nette pour ausculter le côté obscur des privilèges que sont l'argent et la beauté. 

Questionnant le couple, Lauren Groff s'interroge sur le besoin de fiction dans le mariage, la place du secret et des mensonges. Et une idée surnage, celle qu'on ne connaît jamais vraiment l'autre. Elle observe cette entité fusionnelle formée par Lotto et Mathilde, deux êtres profondément marqués par leurs enfances, qui sous les apparences d'unité est divisée par leur individualité secrète. Ils s'aiment, se marient mais ne font pas d'enfant. Quelque chose cloche selon le schéma classique. Si Lotto, nombriliste, dilettante, se révèle plus naïf et puéril qu'obnubilé par la réussite, c'est à Mathilde que l'auteur donne les véritables talents. Lauren Groff trace un magnifique portrait de femme déterminée, entreprenante, belle, sensuelle, surdouée, courageuse

Porté par un grand souffle romanesque, "Les Furies" célèbre la littérature et le processus de création. Avec élégance, Lauren Groff ponctue son audacieux récit de références classiques, entre hommages prononcés à Shakespeare, mythologie grecque, tragédie antique, contes de fée, légende de la table Ronde. Dans son écriture virtuose, la subtilité de l'arc narratif et la profondeur des personnages, Lauren Groff n'est pas sans faire penser à James Salter ou encore Henry James. Sa comédie humaine, baroque, lyrique, d'une puissance tragique, est aussi âpre que flamboyante.

Les Furies - Lauren Groff - Traduction Carine Chichereau - Editions de l'Olivier - Edition de poche Points (sortie le 28/01/18)



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.