Rhapsodie des oubliés - Sofia Aouine : Abad a treize ans. Avec sa famille, il a fui la guerre du Liban pour se retrouver à La Goutte d’or quartier cosmopolite de l’Est parisien, p’tit môme rendu philosophe par la vie, les horreurs qu’il a vécu qu’il tente d’oublier. Et puis treize ans, c’est l’âge où tout bascule, où le corps revendique une puberté exubérante alors que la gouaille de l’enfance proteste encore vertement. Abad multiplie les bêtises, les petites magouilles. Il est consigné dans sa chambre par ses parents. Alors par la fenêtre il fantasme, sur les seins de la vieille voisine quand elle passe la serpillière, sur le visage angélique de la sœur voilée d’Omar le Salaf qu’il a surnommé Batman, sur les nichons peinturlurés de fleurs des Femen qui tiennent réunion en face. Ça dégénère assez vite, les gamins mateurs, les salafistes rigoristes et les féministes. Abad est envoyé chez la psy, une drôle de bonne femme, Ethel Etterman. Elle aussi on lui a intimé l’ordre de taire son passé pour survivre. Et puis il y a Odette, la vieille dame mélomane qui perd un peu la tête. A Barbès, la misère a jeté les belles d’Afrique sur le trottoir. Elles rêvent d’un avenir meilleur pour leurs enfants restés au pays. Sur les mêmes lieux de "L’Assommoir" de Zola, à quelques siècles d’écart, se retrouve Gervaise la plus belle de toutes les vénus mercenaires espérant un jour devenir lingère pour laver toute la saleté du monde. Mêmes douleurs, mêmes victimes, l’éternelle tragédie de la condition humaine. A défaut de pouvoir prodiguer sa tendresse à sa gamine Nana demeurée de l’autre côté de la mer, Gervaise a pour ce petit garnement d’Abad des tendresses maternelles. Mais les féroces mères maquerelles n’hésitent pas à briser moralement et physiquement les trop tendres, celles qui ne rapportent pas assez. Les toxicomanes accrochés à leur pipe de crack et les dealers jouent au chat et à la souris. A Barbès, l’enseigne clignotante de Tati a remplacé la Tour Eiffel.
Roman d’apprentissage, récit de l’adolescence, ses bouillonnements, ses frustrations et ses grandes espérances, Rhapsodie des oubliés est aussi un merveilleux portrait de la turbulente Goutte d’Or, ce quartier qui n’intéresse plus les édiles. Sofia Aouine, reporter, documentariste et écrivain, dynamite les convenances dans un texte irrévérencieux porté par un rare talent de conteuse. Elle ose le réalisme, dénonce les hypocrisies dans un subtil équilibre entre autobiographie et fiction. La romancière parvient à incarner l’âme de Barbès à travers des portraits sensibles, déchirants. Le jeune Abad déjà traumatisé par une si courte existence d’exil et de violence, par l’horreur du conflit, l’impossible deuil des absents, ce petit bonhomme si marqué parvient malgré tout à poser un regard plein d’humanité sur ceux que la société ne veut plus voir. La tendresse se joint à l’empathie dans une mélancolie poignante, larmes retenues
Tableau vivace d’une époque d’un monde parallèle, d’un microcosme hors de la société, Rhapsodie des oubliés nous parle des populations exilées, martyrisées, démunies qui tombent sous la coupe des mafieux, des dealers, des intégristes. La dimension documentaire du récit ne fait pas omission des tentatives désespérées des psys, des services sociaux, des placements en famille d’accueil.
Mais la rage et la poésie brûlent dans un quartier abandonné à lui-même. L’Etat tourne le regard tandis que les frères musulmans « les barbapapas » comme les surnomment Abad tentent d’imposer leur loi entre rigueur religieuse et petits trafics fatals. La vie, la mort omniprésente, le béton qui donne sa couleur aux existences en déshérence et au milieu, apparaît cette lumière d’enfance ardente qui repousse malgré tout le désespoir. Et il y a aussi la force incroyable des femmes Odette, Gervaise, Batman, Ethel et toutes les autres.
Ecriture chatoyante, impétueuse, Sofia Aouine malmène avec délice un verbe revivifié pour toucher à la plus pure modernité. Sous sa plume, l’argot de la rue et la littérature ont engendré un texte d’une saveur inoubliable à l’image des métissages de la Goutte d’or. Momo de La vie devant soi, de Romain Gary / Emile Ajar, Antoine Doisnel de François Truffaut, Zazie de Raymond Queneau, le Gavroche de Hugo, tous les gamins célestes du Paris populaire viennent fêter leur nouvel ami tandis que passe au loin, figure tutélaire, le fantôme d’Alain Bashung qui jusqu’à la fin habita Barbès. Sans jamais sombrer dans le pathos ou le misérabilisme, Sofia Aouine nous offre une pépite lumineuse, une ode à l’enfance, à tous les possibles.
Rhapsodie des oubliés - Sofia Aouine - Editions la Martinière
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
Enregistrer un commentaire