Eden - Monica Sabolo : Nita, une adolescente amérindienne, vit avec sa mère dans une réserve en lisière de forêt. Depuis la disparition de son père, happé par les bois, elle ne se sent plus concernée par son héritage culturel ne rêve que de partir loin d’ici. Dans la maison voisine, s’installent un écrivain et sa fille, Lucy. Rigide, obnubilé par la Bible les armes à feu, le père laisse peu d’espace de liberté à Lucy. Celle-ci a pris l’habitude chaque matin avant d’aller en cours, de troquer ses vêtements trop sages pour des tenues plus provocantes. Les garçons lui tournent autour. Ils sont beaux, ils sont libres et cruels. Elle passe beaucoup de temps dans la forêt. Bientôt, lui vient une drôle de réputation. Fascinée par la jeune fille, Nita tente timidement de se lier d’amitié. Un jour, Lucy disparaît. Elle est retrouvée peu de temps après, nue, couverte de sang et de griffures au pied d’un arbre. Et irrémédiablement traumatisée, totalement mutique. En colère contre le monde entier, Nita tente d’élucider le mystère de cette agression, ce viol qui ne dit pas son nom. Avec son amie Nishi, elles jouent à se faire peur en faisant du stop pour se rendre dans un bar de routiers, le Hollywood. Dans cet établissement fréquenté par les ouvriers de la société forestière et tenu par cinq filles à la réputation sulfureuse, Nita pressent qu’elle trouvera les réponses que personne n’est décidé à lui donner.
Par fines touches atmosphériques, Monica Sabolo peint un récit initiatique sur fond de fable écologique et féministe. Forêt enchantée, jeunes filles en danger, animaux totem, Eden possède tous les éléments du conte de fée. Mais ici, les sorcières des bois sont confrontées aux saccages de la modernité, la déforestation, le racisme, le patriarcat, les violences sociales. Roman d’atmosphère, Eden se déploie entre deux mondes, celui d’un capitalisme sauvage qui détruit la planète et un paradis perdu qui jette les derniers sortilèges d’un univers au bord de l’extinction.
La romancière explore les territoires de l’adolescence, l’âge des premières transgressions, des premières amours, de la découverte du désir. A travers la figure récurrente des jeunes filles diaphanes, innocences éthérées confrontées à la brutalité du monde des hommes, elle saisit les langueurs de cet âge, ses rébellions, l’instant crucial du vacillement vers l’âge adulte.
Si le lieu volontairement imprécis, les descriptions laissent deviner l’ouest du Canada ou des Etats-Unis. En écho à l’actualité récente, le vieux monde amérindien que Monica Sabolo convoque, disparaît peu à peu sous la poussée des machines-outils qui rasent les arbres pour installer des pipelines. Les manifestations des habitants et des écologistes restent sans effet. Les beautés de la flore et de la faune sont défigurées par la déforestation et l’exploitation des sables bitumeux.
La forêt, objet fantasmagorique menacé par la réalité contemporaine, incarne la société ancestrale qui s’éteint. Les légendes animistes, le rapport mystique à ces bois, les créatures totems permettent d’expliquer les agressions, les disparitions mystérieuses et d’oublier l’évidence. Les forces de police traitent différemment les affaires selon l’origine ethnique des personnes concernées. Seules les victimes blanches auront droit à leurs efforts. Et la part de sauvagerie en l’homme continuera de s’exprimer.
Sensualité poétique, lyrisme opulent et flottement onirique, dans ce texte magnétique, Monica Sabolo distille les charmes d’une langue ample et souple. Le contraste est d’autant plus brutal avec la violence du quotidien décrit. Pauvreté endémique, chômage, alcoolisme, racisme, domination masculine sont autant de racines du mal. Histoire d’innocence profanée et de vengeance féministe, Eden est un ouvrage profondément romanesque, un texte fascinant.
Eden - Monica Sabolo - Editions Gallimard
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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