Lundi Librairie : Crépuscule Ville - Lolita Pille



Crépuscule Ville - Lolita Pille : Dans une ville sous bulle, privée de lumière naturelle par une pollution sans remède, l’hyperdémocratie promet à tous le bonheur. Fondée par les dirigeants de douze multinationales toutes puissantes, Clair-Monde, cité idéale, est accessible à ceux qui possèdent sous la peau un implant bancaire. Le Ministère de l’apparence garantit beauté et jeunesse éternelle. Claire-News unique chaîne d’information dont toute nouvelle négative est écartée préserve les citoyens de la souffrance et de l’angoisse. Des psychotropes divers et variés sont en vente libre car les citoyens ont le droit de « soigner leurs blessures morales » comme bon leur semble. L’injonction à consommer toujours plus est soutenue par la satisfaction des moindres désirs matériels. Le Traceur, appareil de mise en relation permet entre autres de trouver son âme sœur, de bénéficier d’une surveillance redoutable et de se libérer l’esprit en pratiquant obligatoirement la confession dix minutes par jour. 

Syd Paradine, héros de la guerre narcotique est hanté par son passé de mercenaire. Dur à cuire devenu agent de la Préventive suicide, l’une des filiales du Service de protection contre soi-même, il fait partie d’une unité d’élite chargée de réguler les comportements, les accès dépressifs et d’intervenir avant que l’irrémédiable ne se produise. A la suite d’une panne d’électricité généralisée, une vague de suicide touche les obèses alors que de mystérieux attentats se multiplient. Syd mène l’enquête tandis qu’il arrive avec soulagement au bout de son mariage à durée limitée avec Myra, la fille d’un des grands pontes de la ville. Il apprend la mort de son ancien camarade, Shadow, un hacker de génie, et croise la route de Blue, la mystérieuse sœur de ce dernier.

Crépuscule Ville appartient à la veine flamboyante de la littérature de genre. Dans ce roman d’anticipation dystopique très réussi, Lolita Pille se saisit des évolutions dangereuses de nos sociétés, de leurs dérives pour les extrapoler. Totalitarisme, désinformation, culte de l’apparence, ce monde corrompu en pleine déliquescence ressemble furieusement au nôtre qui aurait mal tourné. Si les références à George Orwell, Aldous Huxley, Philip K. Dick semblent évidente, la romancière lorgne vers la satire avec notamment un parti pris stylistique qui évoque le polar vintage, très Raymond Chandler, et donne au récit un côté rétro-futuriste piquant. 

Ses personnages, le gros dur désabusé dont le sérieux penchant pour la bouteille ne l’empêche en aucun cas d’être performant et la belle pépée à la dérive, soulignent son goût pour le détournement de stéréotypes au profit de son récit. Avec un sens de la description très cinématographique, Lolita Pille emprunte aux univers de Blade Runner, Dark City. Elle rend des atmosphères poisseuses, de violence et de drogues à outrance. Derrière l’idée d’un bonheur obligatoire, utopie déshumanisante, se dessine très nettement l’anesthésie des sens et de la pensée. Dans ce monde, la mise à disposition des corps pour régler les dettes paraît normal ainsi que la disparition d’êtres humains dans les Labos secrets. Les morts bancaires, renégats ou bannis, sont exilés hors de la ville, les récalcitrants au système poursuivis. 

Ecrit en 2008, ce roman à l’intrigue foisonnante évoque par le biais de l’anticipation, pas si lointaine que ça, l’époque telle qu’elle est aujourd’hui. Les douze multinationales fondatrices ne font-elles pas furieusement penser aux GAFAM ? Les injonctions délétères, à la beauté, à la jeunesse, véritable phénomène de dépersonnalisation pousse la réflexion sur la tyrannie cosmétique. La surconsommation, les menaces écologiques, les fake news, autant d’aberrations qui gangrènent le monde, sont au cœur de l’actualité. Inattendue, vertigineuse, ambitieuse, cette fable effrayante ponctuée d’intuitions technologiques géniales, renvoie une image troublante de nos existences présentes et à venir.

Crépuscule Ville - Lolita Pille - Editions Grasset - Edition de poche Le Livre de Poche



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.