Lundi Librairie : Auprès de moi toujours - Kazuo Ishiguro



Auprès de moi toujours - Kazuo Ishiguro : Kathy, trente-et-un ans, est accompagnante, entre l’infirmière et la dame de compagnie, auprès de mystérieux malades, des donneurs. Elle parcourt le pays sans attaches, dort dans des hôtels anonymes, ne semble pas avoir de vie propre. Elle se souvient avec nostalgie de son enfance aux côtés de Ruth et Tommy. Elèves à Hailsham, une école modèle perdue dans la campagne anglaise, ces adolescents sans parents ont grandi entourés de leurs professeurs, qu’ils appelaient leurs gardiens, protégés du monde extérieur. Ruth est alors à la tête d’un petit groupe de filles qui se prétendent plus affranchies qu’elles ne le sont vraiment. Tommy est un jeune garçon ombrageux qui pique des colères inexpliquées. Kathy s’attache à l’une, s’éprend de l’autre mais c’est Ruth qui sort finalement avec Tommy. Adolescence sans nuage, gamins insouciants, ils reçoivent une éducation centrée sur les arts et l’expression de soi. Néanmoins le calme et la douceur de vivre ne pourraient faire oublier, même s’ils ignorent alors tout de leur véritable nature, qu’ils sont des êtres à part à la destinée toute tracée. 

Sous la quiétude heureuse des souvenirs d’enfance, Kazuo Ishiguro fait sourdre une menace latente. Avec un rare talent de conteur, il distille le doute par petites touches, établissant peu à peu une atmosphère angoissante, un climat en violente contradiction avec le cadre idyllique de son décor tranquille. Dans cette institution sous haute surveillance, la sécurité est renforcée. Les règles qui régissent l’établissement très strictes et les visites médicales hebdomadaires illustrent l’extrême attention portée à la santé des pensionnaires. Les indices inquiétants se multiplient tandis. Alors qu’ils semblent tous orphelins, ces adolescents pas comme les autres sont promis à une vie pas tout à fait humaine. Le mystère de leur naissance ne s’exprime pas encore au grand jour. L’atmosphère du huis clos se fait plus touffue.

Le quotidien ordinaire du pensionnat, entre chamailleries de dortoir et affinités électives, se transforme en un univers énigmatique par l’art de jouer sur les variations subtiles des émotions. Tandis que Kathy la narratrice est toute à la nostalgie de l’innocence, les véritables enjeux dramatiques ne sont pas tout de suite explicités. Ils demeurent longtemps sous-entendus emportés par les mystères de la mémoire, méandres auxquels répond une narration très sophistiquée dans sa subtilité.

Le texte ciselé, ponctué d’images délicates et puissantes, est porté par la poésie de motifs obsédants à l’esthétique singulière. La prose limpide de Kazuo Ishiguro s’offre le luxe d’une certaine lenteur qui tient le lecteur en haleine, exacerbe l’angoisse sourde. 

Dans ce roman d’anticipation vertigineux, où la notion de bioéthique croise la réalité d’un clonage thérapeutique, l’auteur interroge notre propre humanité, notre conscience face au destin tragique de ces êtres résignés malgré le fol espoir des rumeurs. Lucides mais sans révolte, ils sont conditionnés pour accepter l’accomplissement de soi dans le sacrifice ultime. La force du récit trouve son énergie dans ce courage déployé face au rôle imposé par la société. Un texte déconcertant porté par de grandes interrogations existentielles.

Auprès de moi toujours - Kazuo Ishiguro - Traduction Anne Rabinovitch - Editions des Deux Terres - Edition de poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.