Dans un cossu appartement Art Déco, une grande-bourgeoise se prépare pour sa villégiature estivale en compagnie de sa fille qui vit avec elle, véritable souffre-douleur qu'elle terrorise et martyrise en la maintenant dans un état de servilité. Les deux femmes ont passé la soirée au théâtre où elles ont assisté à la représentation de Sauve qui peut, premier succès d'un jeune auteur. Après la pièce, la mère a invité celui-ci sur un coup de tête à venir passer quelques jours en leur compagnie dans leur maison au bord de la mer. Tandis que la fille prépare les malles, la vieille dame lancée dans ses ratiocinations que l'on devine habituelles, éructe son horreur du monde, sa détestation des autres, de sa vie, du théâtre aussi, son désenchantement, ses résignations, ses aigreurs. La présence du jeune dramaturge vient troubler le couple fusionnel et dysfonctionnel de la mère et la fille.
Portrait en creux d'une femme qui survit en interprétant un rôle, Au but pénètre sous le masque policé des apparences sociales. Avec une ironie mordante, Thomas Bernhardt distille un poison insidieux dans une atmosphère suffocante. Sur le fil des interrogations introspectives de l'auteur, cette pièce existentielle aussi drôle qu'inquiétante brille d'un éclat sombre, plongeant avec une lucidité effrayante dans les contradictions humaines pour mieux souligner l'absurdité d'être au monde.
Sous ses abords de grande bourgeoise policée, la mère est un monstre hanté par son passé. Logorrhée acide, litanie cruelle, la pièce débute par un long monologue obsessionnel habité par la rage et folie. Cette femme malveillante et manipulatrice se raconte encore et toujours, révélant malgré elle sa part d'humanité. Enfant de saltimbanque, miséreuse analphabète, elle a épousé pour son argent un riche industriel, propriétaire d'une fonderie. Mais l'ascension sociale que lui a permis ce mariage sans sentiments, elle n'en a plus rien à faire. De ses deux enfants, le premier atteint d'une grave maladie est mort en bas âge, il ne lui reste que sa fille objet de toutes ses persécutions, d'une forme d'amour dévorant et destructeur monstrueuse.
Haute précision d'horlogerie fine, l'intelligente mise en scène Christophe Perton souligne la justesse d'interprétation. Dominique Valadié en mère toxique, voix mélodieuse et subtilité expressive, nous offre une incarnation magistrale. Sous le charme vénéneux du texte, dont la musicalité est remarquablement interprétée par la comédienne toute en modulation, les rires s'étranglent. Flamboyance du personnage, aussi cynique que complexe, ténèbres des mêmes souvenirs ressassés ad nauseam, elle distille sa partition fielleuse, diatribe troublante et nous entraîne dans des méandres de perversité extrême. Face à elle, Léna Breban, qui joue la fille mutique, brûle d'une révolte muette. Dans un rôle moins abouti que les personnages féminins, Yannick Morzelle a la jeunesse emportée du fringant auteur qu'il personnifie.
Thomas Bernhardt donne aux mots une dimension sociologique auscultant avec une ironie glaçante l'idée de rapport de domination entre les êtres. Il déploie au grand jour ses questionnements personnels sur le rôle du théâtre, du dramaturge observateur qui dénonce mais n'agit pas. Sans pathos, avec force et âpreté, Au but nous parle de la condition humaine, de la vacuité des existences. Une pièce déstabilisante, un moment de théâtre fascinant.
Mise en scène de Christophe Perton.
Avec Dominique Valadié, Léna Bréban, Yannick Morzelle, Manuela Beltran
Théâtre de Poche Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse - Paris 6
Tél : 01 45 44 50 21
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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