Lundi Librairie : L'amour moderne - Louis-Henri de La Rochefoucauld - Rentrée littéraire 2025 - Prix Interallié


Dans le XVIème arrondissement des bien-nés, les drames couvent sous les apparences polissées. En 1994, Ivan Kamanov, dernier descendant d'une famille de Russes blancs, a huit ans et son meilleur ami est Alexis Dubois. Le père de ce dernier, Paul Dubois, polytechnicien, bien sous tous rapports, assassine sa femme et deux de ses trois enfants avant de se suicider. Trente ans plus tard, Ivan, désormais écrivain distingué par le prix Médicis, dramaturge à succès, auteur de comédies plébiscitées par la critique et le public, est toujours hanté par cette tragédie. Joué à Broadway, à Londres, il est confronté, en plein divorce, au manque d'inspiration, état d'aboulie fruit de son désenchantement. 

Michel Hugo, producteur de cinéma, propriétaire de théâtre, et ancien ministre de la Culture, manipulateur pervers, a beaucoup fréquenté la clique Weinstein et ses séides, organisant à l'occasion des soirées décadentes. Son épouse, l'actrice Albane Blanzac, célébrée pour ses rôles de Jeanne d'Arc, Geneviève de Gaulle, Marie-Antoinette, vit désormais en retrait de la scène médiatique. Césarisée et oscarisée grâce aux bons offices de son mari, elle fuit les plateaux.

Michel Hugo contacte Ivan Kamanov. Il souhaite lui commander une pièce de théâtre, destinée à Albane Blanzac et son retour dans la lumière. Il a déjà un titre en tête "L'Amour moderne". Tout d'abord réticent, l'homme de lettres se laisse convaincre lorsqu'il découvre un lien entre l'actrice et le drame survenu en 1994.

Chronique des beaux quartiers, portrait d'une époque gangrénée par le manque cruel de poésie, Louis-Henri de La Rochefoucauld prône le retour à l'amour courtois tandis que le bourbier poisseux des scandales sexuels fait chaque jour la une de la presse. Ce roman, exploration du sentiment contemporain, s'inscrit dans une réflexion antimoderne sur fond de marivaudage, d'éternel triangle amoureux. 

L'ironie ciselée de cette satire sociale nourrit une plume alerte volontiers classique. Derrière la frivolité de façade, la justesse du tableau et la finesse de la psychologie viennent subrepticement éclairer la part clandestine des êtres, les failles et les secrets enfouis. Le charme feutré de la bourgeoisie se plie avec grâce à l'humour noir de l'auteur. La mélancolie prégnante confère une couleur singulière au récit, spleen romantique, fascination pour le mal. 

Le personnage d'Ivan porte en lui la marque indélébile des traumas d'enfance. Il considère l'année 1994 comme celle de la perte de l'innocence, le drame des Dubois qui évoque l'affaire Xavier Dupont de Ligonnès, le suicide de Kurt Cobain, l'accident fatal d'Ayrton Senna autant d'éléments qui vont déterminer ses choix de vie et ses fragilités. Actrice sous emprise, un temps internée en HP par son producteur de mari pour la placer sous camisole chimique et la rendre plus docile, Albane Blanzac conserve une part de mystère. Elle a refusé la carrière qui s'ouvrait à elle aux États-Unis. Elle vit recluse, hantée par des fantômes. Ces deux-là vont s'aimer. 

Louis-Henri de La Rochefoucauld ancre sa narration dans l'époque en mêlant des figures médiatisées dans les scandales sexuels liés au monde du spectacle à des personnages inspirés, agents proxénètes, producteurs véreux, soirées où de jeunes filles naïves et ambitieuses sont jetées en pâture à de vieux pontes aussi riches que libidineux au mépris de la morale, de la décence. Harvey Weinstein, Jeffrey Epstein, le fondateur d'agences de mannequin Jean-Luc Brunet incarnent arrogance des puissants mise à mal par le mouvement Me too et les affaires révélées au grand jour. 

Ces symboles d'avilissement contrastent avec l'élégance des références, Chateaubriand, Tchekhov, Proust, Dumas. Le choc est féroce. L'effet savoureux. Sur les ruines d'un monde en déshérence, deux microcosmes entrent en collision, interlope crapuleux et bourgeois bon genre. Les faux-semblants prennent le pas sur la réalité sociale. Les violences se perpètrent dans le silence. Les illusions se perdent dans un désenchantement radical. Louis-Henri de La Rochefoucauld contemple le défilée des années, course vertigineuse des existences volatiles. Lucide, irrévérencieux, il bouscule les codes du vaudeville le mari, la femme et l'amant, s'amuse des petits arrangements et des mesquineries confortables. Parfois encore l'espoir surgit. Mais Aragon nous rappelle : "il n'y a pas d'amour heureux."

L'amour moderne - Louis-Henri de La Rochefoucauld - Éditions Robert Laffont 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.