Le soir du 15 juillet 2018, à la suite de la finale de la Coupe du monde de football, la France célèbre la victoire des Bleus. Dans la rue, la foule se presse en liesse. Tom, vingt-neuf ans, désorienté, se retrouve couvert de sang dans des toilettes publiques. Ce n'est pas le sien. Il vient d'agresser Lame, jeune actrice en pleine ascension pour laquelle il avait développé une obsession malsaine. Il est rapidement interpellé par les forces de l'ordre.
Avant l'attaque, Lame a été obligée de se retirer d'un tournage à la suite d'une affection dermatologique psychosomatique. L'eczéma qui la dévore, fruit de ses angoisses, lui provoque de telles démangeaisons qu'elle s'en défigure, peau à vif, à force de se gratter. Pour tenter de se soigner, elle fréquente le cabinet d'une thérapeute et sous hypnose revient sur son parcours depuis sa cité de banlieue jusqu'au plateau de cinéma.
Romain, a définitivement adopté le nom de Tom, sobriquet imposé par les élèves harceleurs de son collège référence à une vidéo pornographique. À vingt-neuf ans, il poursuit encore des études sans parvenir à obtenir un diplôme. À défaut de revenus, il vit chez ses parents. Sans vie sociale, rejeté par les femmes qui lui plaisent, il se complait dans une forme d'érotomanie inquiétante, célibataire involontaire à tendance masculiniste. Ses pulsions incontrôlables, son hyperphagie, sont autant de symptôme du mal-être qui le ronge. Et il se venge en ligne, sur les réseaux sociaux. Tom est obnubilé par Lame qu'il cyberharcèle, alternant menaces de mort et déclarations enflammées dans ses DM, la traquant en ligne et bientôt dans la vraie vie.
Séphora Pondi entre en littérature avec un texte cru, troublant, percutant dont la musicalité témoigne de son goût des mots. Plume alerte, verbe élégant, elle nourrit son récit d'expériences personnelles - la vie, le métier d'actrice, la jeunesse en banlieue. Elle se refuse néanmoins à l'autofiction pour explorer les abords d'un réalisme horrifique dominé par la puissance de la fiction, filant comme une métaphore le motif récurrent de la dévoration anthropophage.
Séphora Pondi est née et a grandi à Gennevilliers dans une famille d'enseignants d'origine camerounaise. Comédienne remarquée par Éric Ruff, elle devient pensionnaire de la Comédie française en 2021. Sur scène, elle incarne la Médée d'Euripide, le personnage de Kent dans une adaptation du "Roi Lear" de Shakespeare, joue dans "Hécube pas Hécube" de Tiago Rodrigues.
À l'origine projet théâtral de monologue pour une comédienne, "Avale" a conservé une rythmique particulière, la force des mots prononcés à haute voix. La romancière alterne les récits pour mieux évoquer les trajectoires parallèles de Lame et de Tom. Si la narration à la troisième personne imprime un effet de distanciation, elle s'est souciée de différencier la langue de chacun des personnages afin d'en affiner la psychologie. Elle trouve le tempo juste dans les dialogues, nuance, retranscrit les émotions, donne chair aux sentiments.
Lame se décrit comme "jeune, noire et grasse", corps à la mode, outil de la comédienne, vaisseau et ennemi. Confrontée à la violence du regard des autres, figure publique, elle ne s'appartient plus, elle n'assume pas d'être devenue cette personne qui est reconnue par les curieux dans la rue. Elle se sent dépossédée de son propre corps scruté, désiré, fétichisé, victime de micro agressions quotidiennes. Elle s'en veut de délaisser Génia, son amie d'enfance, sa soeur, éducatrice spécialisée, si loin de l'univers médiatique auquel appartient désormais Lame. Transfuge, Lame ne vit plus dans le même monde. La consécration la coupe de ses origines. Ce personnage racisé questionne les normes sociétales, évoque puissamment l'émancipation des femmes et les corps entravés.
Celui de Tom convoque l'image peu glorieuse du petit mâle blanc cisgenre hétérosexuel masculiniste. Obsédé par la pornographie, il prétexte des brimades subies à l'école, des traumas de l'adolescence pour justifier sa haine des femmes, ses obsessions perverses, son goût du cyberharcèlement. Il incarne la banalité du mal, poisseux, pathétique.
Roman bref parcouru de fulgurances, "Avale" est un texte habité dont la violence possède des vertus cathartiques. Fascinant, dérangeant.
Avale - Séphora Pondi - Éditions Grasset
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.





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