Jimmy Sarrano s'est exilé loin de Paris, de sa jeunesse française, sur les bords de la Méditerranée, peut-être à Tanger. Autrefois écrivain reconnu, il s'appelait alors Jean Moreno, il a cherché l'oubli et l'anonymat dans cette ville cosmopolite, écrasée de soleil. Pour échapper à un passé mystérieux, il réinvente sa vie. Désormais, il écrit un feuilleton pour Radio Mundial, l'histoire de Louis XVII, le Dauphin qui aurait échappé à la mort et serait devenu planteur en Jamaïque. Jimmy apprécie de se rendre au café Rosal en face du studio d'enregistrement pour écouter la diffusion des épisodes lus par Carlos Sirvent, voix chaude, enveloppante. La routine de cette existence casanière est soudain bousculée par le hasard d'une rencontre. En terrasse, il croise le regard de Marie, jeune femme qu'il croit reconnaître, sentiment troublant. Il est submergé par la résurgence des souvenirs de son adolescence, intermittences de la mémoire. Elle lui rappelle Rose-Marie, une comédienne qu'il a aimé à Paris dans les années 1960, séductrice collectionneurs d'hommes, qui négligeait son enfant, une gamine attachante. Place de Clichy, rue de Caulaincourt, la nostalgie des lieux lui évoque ce qui a été perdu, le passé non-élucidé. Qui est ce chauffeur qui le surveille ?
Mélancolie prégnante, obsessions récurrentes, Patrick Modiano capture des instantanés hors du temps pour mieux évoquer ces vies parcellaires marquées par la fuite en avant. Narration nébuleuse, identités fluctuantes des personnages, les saynètes arrachées aux brumes de la mémoire composent une mosaïque aléatoire. L'abolition de la chronologie traduit la perte de repères. "La transparence du temps", selon les mots de l'auteur rend compte des altérations de la mémoire, des résonances vibrantes entre les époques. Les imprécisions alimentent la poésie, ouvrent la porte aux effets vertigineux. Le passé et le présent se fondent dans un phénomène de surimpression des souvenirs volatiles, des sensations. Les images fragmentaires s'ajoutent les unes aux autres comme dans un collage surréaliste. Les motifs se chevauchent, se mêlent pour ne former plus qu'un amalgame étrange, un peu inquiétant tandis que surnage la paradoxale précision de certains souvenirs, éléments autobiographiques.
Patrick Modiano exalte les contrastes entre la ville d'Afrique du présent, chaleur, soleil éblouissant, et le Paris gris des salles de spectacle miteuses, des troquets tristes. Les errances somnambuliques, les nuits désertes de l'après-guerre sont associées à des personnages désorientés, qui ne se connaissent plus eux-mêmes. Le sentiment prégnant de solitude, d'abandon renvoie à l'expérience du déracinement vécue par Jimmy au Maroc. La privation d'ancrage entretient, à défaut d'explications, le sentiment permanent de manque. Le renoncement n'est pas loin.
Presque malgré lui, Jimmy poursuit sa recherche de ce qui a été perdu. Il se trouve renvoyé à son adolescence par une apparition, une jeune femme qui lui en rappelle une autre. Les traits de Marie et Rose-Marie se confondent. Modiano rend compte du labyrinthe de la mémoire par la résurgence d'éléments jusqu'à recomposer une image. Il réunit les pièces éparses d'un puzzle qui ne sera jamais tout à fait complété, tel que le curieux motif d'une corbeille de fruits oublié dans un bus. Les impressions fugaces qui parfois se précisent, souvent demeurent floues.
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