Lundi Librairie : Vie animale - Justin Torres

 

Soudés contre la réalité, un trio de frères, gamins farouches quasiment livrés à eux-mêmes, se blottissent dans le même lit pour se réconforter, se déchirent comme de jeunes animaux, inséparables partagent la même colère, la même sauvagerie. Leurs parents, démissionnaires, se sont connus ado à Brooklyn. Pour la première grossesse, Ma avait quatorze ans, Paps seize. Couple mixte, elle est blanche, il est portoricain, ils savaient que leurs familles ne les aideraient pas. Ils se sont enfuis dans un autre état pour pouvoir se marier malgré leur âge. Aujourd'hui, ils vivent dans une banlieue anonyme, un bled au milieu de nulle part, se déchirent et s'aiment. Et tentent de survivre. 

Ma travaille de nuit. En perpétuel décalage horaire, elle ne pense pas toujours à remplir le réfrigérateur, n'en a pas souvent les moyens. Elle prépare le petit déjeuner à l'heure du dîner. Elle s'oublie dans l'alcool, sur un coup de tête embarque ses trois enfants dans une fugue loin de Paps, pour leur offrir une vie meilleure. Abandonne le projet en chemin. Lorsque le benjamin des trois frères fête ses sept ans, elle le supplie de rester un petit garçon. Inconséquent, immature, Paps se fait virer à chaque fois qu'il trouve un petit boulot. Il disparaît pour faire la fête durant des jours. La gifle facile, le poing levé, il met des raclées aux enfants, cogne Ma. Lorsque la vieille guimbarde lâche, il achète un pick-up à crédit sans moyen pour le régler, un véhicule qui ne comporte pas assez de ceintures de sécurité pour toute la famille. Sous sa surveillance d'irresponsable, une leçon de natation au lac manque de tourner au drame, la noyade évitée de justesse. 

Les trois frères font face. Bataille de sauce tomate dans la cuisine, cerfs-volants en sac poubelle, disputes épiques, euphorie d'enfance. Le petit dernier grandit, se rend compte de sa différence, le goût des livres, des études, et puis il y a autre chose. Cette altérité qui l'attire vers les toilettes des hommes de la gare routière, là où la nuit il se passe des choses gardées sous silence. 

Publié en 2012 en France, aux éditions de l'Olivier, "Vie animale" a reparu en 2022 dans une nouvelle collection de poche initiée dans le cadre des trente ans de la maison. Dans ce premier roman d'inspiration autobiographique, Justin Torres revisite l'Amérique de la marge, celle des laisser-pour-compte du rêve américain. Entre réalisme social et récit d'émancipation, il évite l'écueil du misérabilisme ou de la complaisance, puissance d'un propos porté par une plume vibrante. D'une voix énergique à la vitalité insolente, il dit l'âpreté, les ambiguïtés, les incertitudes flottantes.

Le "on" collectif, du titre original "We the animals", ce sont les trois frères qui forment une même entité narratrice, clan uni, soudé par les difficultés, la violence, la faim, la peur, l'insécurité, meute de sauvageons dont le petit dernier va apprendre à se différencier par la force des choses. Justin Torres suggère en filigrane l'épuisement des adultes, à peine sortis de l'adolescence, devenus parents trop jeunes, la débrouille, le manque d'argent, l'incapacité à s'en sortir. Chapitres courts, brèves séquences, instantanés de vie rendent compte de la déréliction de ces existences marginales. La narration fragmentaire se détache du principe de linéarité. 

Les petits sauvageons attachants, se défendent, se battent, apprennent les règles du monde et surtout à les contourner, font les quatre-cents coups. Baignée d'une lumière vibrante, celle du souvenir d'enfance tout de sensations, de fulgurances, l'exploration intime se fait quête d'identité. La voix du benjamin se fait de mieux en mieux entendre au fil du récit alors qu'il vient à discerner sa différence de bon élève nourrie de littérature. L'imaginaire devient un refuge. Plus tard, lorsqu'il comprend son orientation sexuelle, c'est là qu'il trouvera la force d'assumer le trouble, faire face au rejet du clan ou l'acceptation inattendue. Poétique, électrique, déchirant.

Vie animale - Justin Torres - Traduction Laetitia Devaux - Éditions de l'Olivier - Poche Points



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.