Lundi Librairie : Tous les hommes n'habitent pas le monde de la même façon - Jean-Paul Dubois - Prix Goncourt 2019

 


Paul Hansen, ancien superintendant de l’Excelsior, complexe cossu du quartier d’Ahuntsic à Montréal, a été durant vingt-six ans le concierge, l’homme à tout faire, le bricoleur et le jardinier, ainsi que la bonne âme de cette résidence. Disponible au-delà de sa charge, il s’est longtemps dévoué au bien-être des résidents, particulièrement les plus âgés, palliant à la solitude et aidant les malades. Depuis quatorze mois, Paul accomplit une peine de deux ans sous les verrous, à la prison du quartier de Bordeaux, établissement pénitentiaire vétuste. Condamné pour un délit révélé tardivement, il a tout perdu. Au quotidien, il cohabite dans une cellule de 6m2 avec Patrick Horton, un Hell’s Angel énervé, incarcéré pour meurtre, qui menace sans cesse « d’ouvrir en deux » les contradicteurs. Ce colosse au pied d’argile a développé d’étranges phobies, les souris et les coupes de cheveux. Mais en tant que colocataire de ce terrible détenu, craint pour carrure impressionnante qui met tout le monde d’accord, Paul jouit d’une certaine protection. Hanté par ses fantômes familiers, Johannes, Winona, Nouk, il se souvient de Winona, sa compagne amérindienne, algonquine et irlandaise, pilote d’hydravion, un Beaver de 1947, disparue quelques années auparavant dans un accident, de Nouk le chien loup qui comprenait tout.

Paul se remémore son père Johannes Hansen pasteur méthodiste danois, dont la foi s’est éveillée devant le spectacle d’une église engloutie par les sables sur les rives de la mer du Nord. Il convoque le souvenir du couple mal assorti que forment alors l’austère pasteur et son épouse, l’énergique et férocement athée, Anna Madeleine Margerit, gérante une salle de cinéma d’art et d’essai à Toulouse. En plein vent libertaire des années 1970, cette féministe affranchie nourrit des convictions politiques, qui s’exprime notamment dans la programmation de son établissement. Lorsqu’elle fait le choix de projeter le film sulfureux, « Gorge profonde », c’est le point de rupture pour Johannes qui décide de quitter la France et sa famille. Il s’envole pour le Canada, à Theford Mines dans une région minière, productrice d’amiante. Il est bientôt rejoint par son fils, Paul. 

Roman distingué par le prix Goncourt en 2019, « Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon » éclaire la tendresse particulière de Jean-Paul Dubois pour ses frères humains et leur penchant pour l’auto sabotage, le sabordement volontaire de leurs existences. Dans cette fable mélancolique, roman de l’échec, il capture le moment de bascule, où les personnages vont passer à côté de leur vie. Il décrypte la difficulté de trouver sa place dans une critique sociétale sans concession, lucidité désillusionnée. Le récit tout empreint d’empathie, d’une élégance qui confine à la fausse désinvolture, aborde avec sensibilité la terrible détresse qui nait du drame de survivre à ceux qu’on aime.

Jean-Paul Dubois associe dans un même mouvement oxymorique, les malheurs et les joies, le désarroi et le bonheur, la légèreté et la gravité. Formation de sociologue, ancien grand reporter au Nouvel Observateur, l’auteur nourrit son oeuvre de la connaissance intime des rouages de la société, flirtant volontiers avec la philosophie. A l’écoute de l’âme humaine, celle qui navigue sans cesse générosité et mesquinerie, fraternité et antagonisme, il inscrit son roman dans un constat désenchanté de l’absurdité de l’existence faite de hasards. Sensible, drôle, désespéré, le texte pénétré d’humour, toujours en décalage léger, laisse sourdre une tristesse prégnante, charme mélancolique, fruit d’un équilibre entre la révolte et la résignation. 

Jean-Paul Dubois interroge les différentes conceptions du monde par le biais des trajectoires cabossées de ses protagonistes. Ton juste, sensibilité et humour acide, il distille les graines de la tragédie, l’impossible consolation. Ce roman lumineux et doux-amer embrasse toutes les nuances de la condition humaine, la fatalité les pertes inéluctables, les proches, la foi, la liberté. Poignant.

Tous les hommes n’habitent pas le monde de la même façon - Jean-Paul Dubois - Editions de l’Olivier - Poche Points 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.