Lundi Librairie : La nuit des hyènes - Johann Zarca


A Paris, Zyed, jeune Maghrébin sans papier, survit d’expédients en marge de la société. Victime dans sa famille de violence, d’abus et d’inceste, il a choisi l’exil. En arrivant en France déjà cabossé par la vie, Zyed s’est retrouvé dans une situation de grande précarité. Au bout de deux mois, à défaut d’autre solution, il faisait ses premières passes au bois de Boulogne, travesti en femme. Son nom de guerre, Chicha. Rapidement, il a gagné son bout de trottoir et puis il a rencontré des copines même si la solidarité entre travailleurs du sexe n’est pas toujours évidente. Pour fuir l’implacable réalité de ces longues nuits, Chicha abuse des drogues, de l’alcool, se rendant d’autant plus vulnérable. Il faut éviter les groupes organisés pour « casser du trav », les bandes de lascars qui rackettent les prostitués, les michetons pas nets. Durant la nuit du 8 au 9 août 2020, une Mercedes qui tourne dans le bois depuis un moment, s’arrête devant Chicha. Le client, mine patibulaire, ne lui revient pas. Pourtant la voiture est belle. Il a l’air d’avoir les moyens et propose une somme importante à régler d’avance. Négociations, hésitations. Chicha prend le risque malgré son mauvais pressentiment. Elle n'a pas les idées claires et accepte d'accompagner le type dans une maison à Saint Cloud. Le piège se referme. 

Histoire vraie, fait-divers passé inaperçu, Johann Zarca s’empare de cette affaire non-élucidée. Il arrache à l’oubli les invisibles, ceux que la société refuse de voir, de considérer. Une manière aussi de dénoncer l’indifférence des médias qui ne s’émeuvent plus des agressions perpétrées dans le bois de Boulogne contre des travailleurs du sexe. Johann Zarca a croisé le véritable Zyed, dont il a changé le nom, dans un service d’addictologie. Par la suite, ils ont fait connaissance aux réunions d’un groupe de parole. Touché par le personnage, sa trajectoire chaotique, l’auteur a été frappé par sa disparition dans des conditions tragiques. Il est parvenu, à l’occasion d’un travail d’enquête, à réunir une dizaine de témoignages sur le calvaire de Zyed et son emploi du temps. Mais Johann Zarca est romancier, pas journaliste. Dans « La nuit des hyènes », la fiction prend le relais de la réalité pour combler les blancs. L’auteur s’arrange avec les faits, s’octroie des libertés, s’autorisant même l’apparition d’un double de fiction, dans un jeu du vrai et du faux destiné à constamment semer le doute. 

Le style, oralité ponctuée d’argot propre à l’auteur, est inimitable. Zarca aborde la déshumanisation au quotidien et puis l’horreur des sévices, le soulagement quand ils cessent, d’une même écriture incisive, viscérale. Sans concession, le romancier tranche dans le vif, propos frontal. Il refuse d’édulcorer le fracas de la barbarie. La plume rageuse, lame affûtée, n’épargne pas le lecteur.

Aux thématiques récurrentes de son oeuvre, la marge, les addictions, la contre-culture de la nuit, Johann Zarca ajoute un nouvel axe de réflexion sur les conditions de travail des prostituées. Dans cette incursion au bois, huit ans après « Le boss de Boulogne » https://www.parisladouce.com/2014/01/lundi-librairie-le-boss-de-boulogne-de.html il donne à voir les effets dangereux pour les travailleurs du sexe de la loi de pénalisation des clients de 2016. La raréfaction de la demande, moins de michetons, peu d’habitués, les pousse à prendre plus de risques, accepter de s’isoler afin de préserver l’anonymat du client, accepter des situations de vulnérabilité, des pratiques plus violentes. Et dans les faits, les agressions se sont multipliées depuis le passage de la loi.

Roman d’atmosphère, représentation incarnée, vibrante de la nuit, Johann Zarca saisit à vif la fièvre particulière, les excès, la brutalité de ce microcosme du bois de Boulogne. Il en exprime la violence, la folie. Par le biais du personnage de Zyed aussi émouvant qu’attachant, il dit l’âpreté des vies fracassées, la résignation, l’espoir de s’en sortir. Le récit prend aux tripes, à la gorge. Livre radical, cru, éprouvant. Uppercut littéraire.

La nuit des hyènes - Johann Zarca - Editions Goutte d’or 



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.