1976. Eva, gamine précoce de onze ans, arpente les nuits parisiennes perchée sur des talons de dix centimètres, moulée dans des jupes crayons de pin-up, cheveux décolorés à la Marilyn. La mère, femme abusive et toxique, photographie sa fille depuis l’âge de quatre ans dans des mises en scène obscènes et la fait tourner dans des films érotiques quand elle ne la vend pas à des hommes. Boulevard Soult, Eva fuit l’appartement maternel foutraque pour se réfugier dans le studio minuscule de son arrière-grand-mère. La figure de l’assistante sociale se fait menaçante. Abandonnée à elle-même par cette mère toxique, Eva sèche avec assiduité les cours du collège Paul Valéry. Pour traverser son enfance fracassée, elle cherche désespérément un ami, un amoureux. Elle fait la connaissance de Christian, treize ans, qui devient son univers. Puis il y aura Vincent, Apolline, la petite Justine, Olivia. Ils forment le gang des Castors juniors, des enfants grimés en adulte, qui s’étourdissent d’alcool, de drogue, de sexe, volent dans les magasins, michetonnent quand ils manquent d’argent. Alain Pacadis, chroniqueur à Libération, dandy héroïnomane leur donne des invitations pour assister aux vernissages, aux cocktails, aux concerts les plus pointus. Juste avant l’ouverture du Palace de Fabrice Emaer, Eva navigue entre les mondes, celui du Paris mondain, des paillettes, des clubs branchés et celui plus populaire des Halles, des blousons noirs et des mauvais garçons. Elle fréquente le Gibus, où s’affrontent les clans les fifties, les punks, les boîtes de strip de Pigalle, la Coupole à Montparnasse, la Main Bleue, club de sapeurs africains à Montreuil où se retrouvent tous les branchés de la mode, échauffés au Sept, le club gay de la rue Sainte Anne, repaire d’Yves Saint Laurent et sa bande.
Voix singulière, stridence des fulgurances, « Les enfants de la nuit » déconstruit le mythe flamboyant d’une époque révolue, la fin des années 1970, en affrontant sa dépravation, ses excès. Egérie des nuits parisiennes à onze ans, Eva Ionesco, actrice, réalisatrice, écrivaine, revisite sa vie romanesque dans un nouveau roman autobiographique. Elle raconte l’éclosion d’une drôle de gamine qui a connu trop tôt la notoriété et le scandale, gouailleuse, charmante, attachante.
Remarquable conteuse, l’autrice redonne chair à l’ambiance particulière de ces années, évoque puissamment toute une génération décimée par le Sida et la drogue. Elle peint par petites touches expressionnistes un univers aussi fascinant qu’inquiétant voire même dangereux, et paradoxalement sans joie. Ode à la ville, ballade festive, elle nous invite dans des mondes interlopes disparus, mélange des genres sans tabou. Les sapeurs africains, travailleurs immigrés la journée, revêtent leurs habits de lumière la nuit pour en devenir les rois. Les militants de la cause homosexuelle, les transexuelles côtoient les stars des podiums, les artistes, les journalistes.
Ce récit initiatique trépidant est hanté par le désespoir, le vertige d’une jeunesse extrême confrontée à un monde d’adulte. Eva, objet de désir, de fascination et de répulsion tente de s’émanciper de l’influence d’une mère abusive, maltraitante. Les adultes immoraux d’un égoïsme forcené laissent faire. Les enfants perdus sont les victimes d’une licence malsaine qui favorise la prédation, les abus, la pédophilie et la pédocriminalité.
Eva Ionesco puise dans l’amitié un puissant remède. Le texte lucide, désenchanté, emprunte sa rythmique à l’euphorie de la jeunesse. L’enfant qui joue à la femme s’étourdit pour oublier les blessures, les angoisses. La romancière ne dissimule rien de la dimension sordide des situations mais refuse la victimisation et le misérabilisme. La succession de saynètes tendres, explicites, cruelles, dérangeantes rend compte du chaos de cette pré-adolescence entre naïveté et malice, rouerie et innocence retrouvée dans la chaleur de l’amitié salvatrice. Eva Ionesco rend hommage à ses amis, Christian Louboutin futur chausseur des stars, Vincent Darré futur styliste et décorateur et les autres. Le tourbillon destructeur s’apaise en leur compagnie, leurs fragilités devenant leurs forces, leur vitalité une armure contre le désespoir qui rôde. Un livre magnifique, foudroyant.
Les enfants de la nuit - Eva Ionesco - Editions Grasset
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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