Lundi Librairie : Lady Chevy - John Woods

 


A Barnesville, petite ville de l’Ohio, l’industrie gazière a vendu de l’espoir aux anciens ouvriers restés sur le carreau avec la délocalisation des usines. L’extraction du gaz de schiste par fracturation hydraulique, véritable miroir aux alouettes, a ravagé l’environnement. Les produits chimiques injectés dans le sol ont pollué les nappes phréatiques devenues hautement toxiques. L’eau du robinet inflammable, les étangs contaminés, les tremblements de terre, les enfants nés avec de graves malformations, les maladies inexpliquées font désormais partie du quotidien. Amy Winker, surnommée Chevy par les garçons de son lycée parce que son derrière est aussi vaste que celui d’une Chevrolet, vient d’avoir dix-huit ans. Gamine solitaire persécutée par les petites brutes et leurs moqueries, elle s’est forgée une carapace, répondant à la violence par la violence. Elle fait un peu peur. Tout le monde connaît son grand-père, Barton Shoemaker, ancien Grand Dragon du Klu Klux Klan. Amy rêve de partir très loin de ce patelin maudit.  Ses bonnes notes lui donnent l’espoir de poursuivre des études à l’université d’état afin de devenir vétérinaire. A condition d’obtenir une bourse car sa famille vit dans la misère. Ils habitent un mobil-home décrépit sur l’ancienne propriété des Winker, dont la grande maison a été dévastée par un incendie meurtrier. Le père qui s’est laissé séduire par les promesses de la compagnie Demont a cédé les droits miniers de leur terrain pour neuf-cents dollars par mois. Le petit frère d’Amy, Stonewall, né handicapé, souffre de terribles crises d’épilepsie et de difformités. Le père noie sa honte dans l’alcool. La mère s’échappe tous les soirs pour rejoindre des hommes. L’oncle Tom vétéran de l’Afghanistan, survivaliste néo-nazi, a construit un bunker sous sa maison. Un soir Paul, le meilleur ami d’Amy dont elle est amoureuse, débarque chez elle. Enragé contre la compagnie gazière qu’il rend responsable de la maladie de son père, il tente de la convaincre de l’aider à faire sauter un réservoir de produits chimiques. Lors de cette intervention écoterrorisme, un accident se produit qui met leur avenir en péril. L’officier de police Brett Hastings, sociopathe aux obsessions suprémacistes, justicier solitaire qui a une acceptation très personnelle de la loi, doit mener l’enquête avec un jeune collègue soucieux de se faire remarquer.

Thriller des Appalaches lancinant, sombre, brutal, « Lady Chevy » dresse portrait lucide, désespéré, viscéral de l’Amérique rurale reniée, méprisée. John Woods signe un premier roman empreint d’une noirceur radicale. Le propos embrasse les diverses problématiques sociologiques, la détresse des anciennes régions industrielles de la Rust Belt. Evocation austère de ces petites villes, il ausculte les terres ravagées autant que les habitants, populations ouvrières violemment marginalisées par la détresse sociale. Le nihilisme et l’individualisme forcené de la société capitaliste les ont laissés sur le bord du chemin, les privant du rêve américain. L’âpreté du quotidien, la violence endémique, les espoirs déçus, ont créé des êtres désabusés, habités par le ressentiment. 

John Woods traduit en images frappantes la morosité de cette région, les atmosphères poisseuses, fruits de la misère, du chômage. L’alcool, la drogue, les suicides d’adolescents, les tueries de masse, les policiers corrompus, les vétérans aux tatouages racistes très explicites sont monnaie courante. Odeur de soufre et eau empoisonnée nourrissent le désespoir rampant des populations maltraitées par un système déshumanisé, générations entraînées dans la spirale du pire. L’auteur dépeint une galerie de personnages détestables, dont l’héritage culturel s’inscrit dans la haine de l’autre, le racisme, une vision nauséabonde du monde.

Héroïne d’une époque troublée, Amy est marquée par ces ambiguïtés morales. Sa descente aux enfers débute par des mauvais choix. Elle se sent contrainte d’embrasser sa part d’ombre pour surmonter ses erreurs fatales. Afin de préserver son avenir, s’en sortir, elle se découvre des ressources insoupçonnées. Récit accablant dont la rythmique redoutable entraîne le lecteur de page en page, « Lady Chevy » possède la puissance émotionnelle d’un brûlot obsédant, implacable.

Lady Chevy - John Woods - Traduction Diniz Galhos - Editions Albin Michel - Collection Terres d’Amérique



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.