Lundi Librairie : Taisez-vous.... j'entends venir un ange - Michel Déon

 


Le temps d’une soirée à Corfou, Elleni et Oswald réunissent un petit cercle mondain pour un dîner dans leur villa. Au loin les monts d’Albanie. Les échos de la guerre menée par la Serbie de Milosevic contre la coalition de l’OTAN résonnent. Les avions aux flancs chargés de bombes survolent la Grèce. Petits accommodements avec la réalité, « l’île shakespearienne du magicien Prospero, Corfou » est un décor propice au romanesque. Les onze convives, personnages cosmopolites, sacrifient aux rites mondains, échangent des banalités dans une atmosphère d’oisiveté tranquille, temps suspendu de la villégiature. Hugo, un professeur d’université, spécialiste de Sade et de Laclos qui collectionne les conquêtes parmi ses étudiantes et son épouse Betty, un peu idiote peut-être, méprisée par les autres, règlent leur compte. Otan, écrivain de science-fiction à succès sous pseudo, philosophe et Eugénie, à la voix mélodieuse qui parle aux chiens arrivent en retard. Russes blancs désargentés vivant d’expédients, Gregory et sa sœur Natacha, ivrognesse obèse et truculente, font une apparition remarquée. Pauline se refrogne à l’idée du surnom donné à son mari, Bobibo, un diplomate mondain introduit auprès des grands de ce monde. Passé maître dans l’art du name-dropping, ce dernier ponctue chacune de ses interventions de noms avantageux, Deng Xiaoping, Clinton, Eltsine, le dalaï-lama. Invité d’Anthea, la fille de seize des hôtes de la soirée, Douglas un jeune sculpteur anglais, s’ingénie à afficher une fausse nonchalance, vacuité désabusée et multiplie les provocations bravaches. Dans une chambre de la villa, son ami Thomas, jeune poète français au désespoir d’avoir perdu aux cartes contre Douglas les faveurs d’Anthea, menace de se suicider. Tous attendent le célèbre Marcello, dont le yacht vient d’amarrer au port sans que personne ne le voit. L’ancien gigolo est devenu riche grâce aux largesses et aux héritages concédés par ses défuntes conquêtes, hommes et femmes.

Michel Déon s’amuse du théâtre de la vie sociale dans une sotie, farce satirique au style ciselé. Au coeur d’une île grecque troublée par l’avancée de la civilisation, la progression d’un regrettable tourisme, il établit un microcosme quasiment parodique dont il actionne les rouages intimes avec humour. Témoin de la vie culturelle et littéraire du XXème siècle, dans sa jeunesse pas hostile aux mondanités, Michel Déon croque avec délice la bêtise de la société, les travers de ses contemporains. Dans un même mouvement ironique, il épingle l’air du temps, les conventions, les lâchetés, les hypocrisies, les petites médiocrités.

Le dernier hussard, romancier essayiste, écrivain voyageur, a conservé le goût de la flânerie à travers le monde. Les pérégrinations de cet éternel nomade l’ont menées vers l’Italie, le Portugal, la Grèce, l’Irlande, autant de lieux qui lui ont inspiré rêveries et désir d’évasion. « Taisez-vous… j’entends venir un ange », satire dialoguée, se laisse prendre au vertige de la narration, la déambulation. Le langage des corps, érotisme à fleur de peau, convoque l’idée d’un bonheur éphémère, de la passion charnelle, d’une libéralité des mœurs sur fond de désenchantement. 

Au fil de la nuit, des verres d’alcool, la réalité prend une dimension onirique éclairée par un amour de la langue, une musicalité poétique. L’insignifiance des propos fait place dans un premier temps aux ressentiments. Les personnages tentent tour à tour de s’imposer sur le devant de la scène. Ils ne s’écoutent pas, trop occupés à peaufiner leur grand monologue, tout désireux de briller, de capter l’attention. Les fêlures dans ces façades, compositions factices du visage social, se révèlent. Empêtrés dans leur propre mensonge, dans leur persona, les protagonistes après avoir rivalisé de snobisme, de vanité, de cruauté et d’intransigeance dévoilent leurs frustrations, leurs drames intimes. La conversation bascule de la politique à la littérature, tandis que peu à peu les invités se laissent porter par une verve métaphysique. Surgissent les questions existentielles. Une impression d’irréalité poétique souligne les propos sur la cosmologie, les météores du soir, les phénomènes de la nature.

Le chœur de personnages hétéroclite décline les figures des amis et confidents avec qui s’entretenir de politique et de littérature. Il trace les silhouettes d’une femme fatale, d’une bourgeoise aigrie, d’une muse inaccessible qui contrastent avec les créatures comiques, déchues, ambiguës. Par le biais de ces êtres torturés, mélancoliques, insatisfaits, décalés, Michel Déon explore le sordide et la beauté de la condition humaine. Il interroge la quête sans espoir du bonheur, idéal inaccessible, instant fugace.

Taisez-vous… j’entends venir un ange - Michel Déon - Editions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.