Martin Eden mène depuis son plus jeune âge une vie aventureuse. Il a grandi dans les quartiers pauvres d’Oakland au tournant du XXème siècle, monde violent, brutal. Contraint de quitter l’école à onze ans pour travailler, pas effrayé par le labeur physique, il s’est engagé tôt sur des navires de pêche ou de commerce. De port en port, le marin a parcouru les mers en rude compagnie. Sous ses abords de jeune brute sans éducation, Martin a pourtant développé une sensibilité et une intelligence rare ainsi qu’un goût aussi prononcé qu’incongru pour la lecture. Un soir, de retour dans la baie de San Francisco entre deux missions au long cours, il aide un inconnu lors d’une rixe. Afin de le remercier, Arthur Morse, aimable rejeton d’une famille bourgeoise, l’invite à dîner chez lui. Ebloui par le luxe matériel de la bonne société, intimidé par la distance intellectuelle, Martin aborde un univers étranger qu’il n’avait qu’entraperçu dans les livres, une caste à part. Il s’éprend violemment de Ruth, la sœur d’Arthur, étudiante en littérature. Se considérant comme une bienfaitrice, elle l’encourage à s’instruire et devient sa tutrice. Pas insensible à son charme viril d’homme du peuple, elle s’aveugle sur ses propres sentiments. Pour lui plaire, Martin s’attache à acquérir le langage, les manières de la bourgeoisie.
Le romancier explore l’âme humaine autant que les rouages d’une organisation sociale injuste. Il souligne les contrastes entre les deux protagonistes. Martin et Ruth incarnent la lutte des classes, le choc des cultures et la féroce réalité d’un fossé infranchissable. Le prolétaire rustique, volcanique apparaît tel un perpétuel révolté. La jeune bourgeoise éthérée, conformiste, conventionnelle, très creuse sous le vernis social, rejette toute originalité. Martin, héros complexe, tente vainement de concilier ses propres contradictions. Authentique et généreux, il apparaît intransigeant et emporté, figure d’idéaliste ambitieux mais libertaire sincère. Il se révèle néanmoins aussi individualiste qu’instinctif et volontaire. Ses grandes aspirations, son désir d’ascension sociale, se muent en une quête de soi par le biais de la littérature.
Roman d’apprentissage, oeuvre riche et très personnelle, cette fresque puissante retrace un parcours initiatique intellectuel qui questionne l’identité de l’écrivain et de l’artiste en général. Jack London se demande s’il est possible de réussir sans se trahir. Martin s’acharne à acquérir un nouveau statut social afin de conquérir Ruth. Il ne perçoit que tardivement à quel point il s’est fourvoyé. Il en vient à mépriser la bonne société, cette bourgeoisie rigide boursouflée de préjugés, obnubilée par les apparences. L’hypocrisie de ce milieu, le manque d’humanité et d’aspirations nobles l’insupportent.
Jack London évoque la frénésie de la création et la profonde mélancolie, la terrible douleur engendrée par l’incompréhension, solitude des êtres différents. La culture instrument d’émancipation permet à Martin d’échapper à sa condition mais il est coupé de ses racines populaires par le succès. Le temps des cruelles désillusions vient. L’ascension douloureuse, entre ténacité et terrible précarité, marquée par un refus catégorique de rentrer dans le rang, fait place au désenchantement. La réussite n’apporte que désillusion. Le transfuge de classe déchiré par ses interrogations existentielles ne peut que constater la faillite de son idéal.
Martin Eden - Jack London - Traduction Philippe Jaworski - Editions Gallimard, poche Folio classique
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