New Canaan, triste bourgade du fin fond de l’Ohio, a été frappée de plein fouet par la crise de 2008. Dans cette région industrielle, les entreprises pourvoyeuses d’emploi ont mis la clé sous la porte. Les commerces définitivement clos sont légion, les pancartes « A vendre » pullulent sur des maisons pas entretenues. En 2013, quatre anciens du lycée local, qui se sont côtoyés durant leur adolescence mais se sont perdus de vue depuis longtemps, se recroisent par hasard ou presque, un certain soir. Désormais trentenaires, ils se remémorent leur jeunesse enfouie, font un point sur leur vie et règlent leur compte avec le passé. Ils se souviennent des disparus, Ben le musicien mort à vingt-sept ans d’une overdose aux opiacés, Rick, engagé volontaire dans l’armée, tué en service en Irak dont le corps n’a jamais été retrouvé… Bill Ashcraft, ancienne star de l’équipe de basket, activiste humanitaire et écologique en déshérence, viré de l’équipe de campagne d’Obama, a sombré dans l’alcool et les paradis artificiels. A l’appel d’une connaissance surgi de son passé, il a conduit à depuis la Nouvelle Orléans jusqu’à New Canaan pour transporter un mystérieux paquet. Stacey Moore, doctorante en lettres dans le Michigan, homosexuelle s’est enfuit de la ville pour échapper aux persécutions, vivre enfin en accord avec elle-même au grand jour et faire le tour du monde. Elle revient pour se confronter à la mère de sa petite-amie du lycée laquelle a brutalement disparu sans laisser de trace et son frère pasteur ultra-conservateur. Dan Eaton, vétéran de l’Irak et de l’Afghanistan, revenu borgne, tout habité par le stress post-traumatique, incarne le sort des jeunes engagés, traumatisés, mutilés, ou morts. Dans le cauchemar de son quotidien, il est obnubilé par son ex avec qui il doit dîner. Et puis il y a la fragile Tina Ross, enfance tragique et parcours terrifiant, qui se découvre un goût de la vengeance.
Roman noir des Etats-Unis, Stephen Markley entraîne le lecteur dans une plongée terrifiante au cœur de l’Amérique post 11 Septembre. Embrassant la destinée d’une jeunesse désabusée, il décrit les rêves avortés d’une génération marquée par les guerres, la récession, le chômage, la précarité, le manque d’horizon, l’accroissement des inégalités. Cette oeuvre puissante, tableau sans concession, tend un miroir à la société dont elle relate les tragédies humaines. Avec sens aigu de l’observation, l’auteur dresse le portrait d’un pays déchiré. L’intimité disloquée des personnages illustre la perte de repère, le désenchantement de tout un pan de la population. L’Ohio état du Midwest dévasté par la crise et la petite ville fictive New Canaan incarnent ce mal-être crise économique, engendré notamment par le déclin industriel, et le glissement progressif vers le populisme.
Cette région a majoritairement voté pour Donald Trump en 2016 après avoir plébiscité Barack Obama à deux reprises. Elle reflète les points de crispation, le repli nationaliste, l’exacerbation du ressentiment ressenti au sein des populations de l’Amérique profonde. A travers les trajectoires de ces jeunes qui ne rêvent que de quitter leur bled sans avenir, Stephen Markley nous parle de la perte de repère d’une génération sacrifiée, de la violence sociale et les débordements qu’elle engendre, abus sexuels et drogue. Le romancier y trouve l’occasion d’évoquer la mortifère crise des opiacés qui ravage les Etats-Unis depuis les années 2010.
Roman choral à l’Architecture complexe, « Ohio » croise les différentes périodes et les intrigues diverses par le biais des expériences de chaque personnage. Le récit construit en prolepses et analepses multiplie les va-et-vient dans le temps à travers les époques, celle de l’adolescence du lycée, le présent, les grands moments d’une vie, qui interrogent les trajectoires. Portée par des personnages puissants, complexes, la narration creuse le profond sillon de la psychologie de chacun, au gré de leurs errements existentiels. Avec acuité, le romancier scrute les choix, les engagements politiques divergents, les querelles, les liens d’amitié qui se brisent, rend compte de la violence, les émotions, les traumas, les morts, les regrets. La montée en puissance du malaise, la violence sourde, l’angoisse latente bascule bientôt dans la noirceur totale.
Fresque hantée sur fond de récit hyper-réaliste, « Ohio » n’est pas sans rappeler dans la forme une certaine démarche journalistique proche du gonzo d’Hunter S. Thompson. Au-delà d’une désespérance prégnante, Stephen Markley livre une nalyse politique vibrante et les conséquences délétères de la désillusion générationnelle.
Ohio - Stephen Markley - Traduction Charles Recoursé - Editions Albin Michel - Collection Terres d’Amérique
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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