Les Veilleurs de Sangomar - Fatou Diome : Le 26 septembre 2002, le Joula, un ferry reliant Dakar à la Casamance fait naufrage au large des côtes gambiennes emportant 2000 victimes, parmi lesquelles, Bouba, époux aimant de la belle Coumba. Depuis l’effroyable drame, la jeune veuve vit recluse dans la maison de sa belle-famille. Elle observe une période de deuil, quatre mois et dix jours selon le rite musulman pratiqué par la famille de son mari. Les journées sont rythmées par les prières, les visites, les condoléances. Coumba se laisse dépérir. Elle a perdu le sommeil et l’appétit. Seule la présence de sa toute petite fille, Fadikiine, semble encore éclairer son insondable chagrin. La nuit venue, Coumba se réfugie dans le monde des esprits. Elle écoute la voix des défunts qui monte de l’île de Sangomar, lieu de culte animiste où selon la tradition de ses ancêtres Sérères se retrouvent les djinns, les âmes des ancêtres et des récents défunts avant le grand voyage vers l’au-delà. Sensibles à ses suppliques déchirantes, les Veilleurs de Sangomar se manifestent à elle-seule. Coumba entend à nouveau la voix de son mari qui l’appelle depuis le royaume des ombres. A travers ce dialogue avec les morts, elle trouve la force de surmonter son chagrin. Elle écrit pour se souvenir des moments heureux et les transmettre à sa fille. Tandis que sa propre mère craint que la douleur lui ait fait perdre la raison, les voisins la soupçonnent de sorcellerie
Fatou Diome rend hommage aux victimes du terrible drame du Joula dont le souvenir n’est que rarement évoqué. A travers ce portrait touchant de femme inconsolable et éprise de liberté, elle trace la geste lyrique de l’amour fou et du deuil impossible de l’être aimé arraché à la vie par un drame plus grand que l’individu. La douloureuse question de l’absence ouvre la porte à l’espoir que représente la résilience et l’idée de l’écriture cathartique qui redonne goût à la vie.
La narration sensible se développe au rythme lancinant des prières de Coumba composées par l’écrivaine dans une langue musicale hypnotique. Fatou Diome traduit les suppliques de la jeune veuve en une longue mélopée, chant d’amour et de désespoir. La douleur, la colère, la puissance des sentiments s’y expriment avec force sur le fil ténu et poétique des invocations. Riches images, style opulent, l’auteure exprime la puissance de la culture animiste dans la région de Siné Saloum dont elle est originaire, l’omniprésence de la magie, et du monde des esprits.
La beauté de la langue se met au service d’un engagement féministe. Fatou Diome fait oeuvre militante en évoquant le statut de la femme dans cette société patriarcale oppressive. Elle dénonce la place étouffante de la religion et des traditions, véritable carcan qui prend toute sa dimension à l’occasion des rites du deuil. Coumba est incitée à devenir la troisième femme du frère de Bouba selon la tradition du lévirat ou bien à épouser son propre cousin. Elle devra s’émanciper de la pression sociale pour retrouver sa liberté. Poétique, militant, un très beau roman !
Les veilleurs de Sangomar - Fatou Diome - Editions Albin Michel
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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