Tard le soir, dans le salon bourgeois de Félix, riche banquier du Second Empire, Elisabeth, son épouse soumise et consciencieuse termine les comptes. Celui-ci commente la journée, envisage l’éviction de locataires indigents qui ne sont plus capables de payer leur loyer, se demande s’il ne va pas réserver une soirée au théâtre et surtout se félicite du travail impeccable d’Elisabeth grâce auquel la fortune familiale a triplé en quelques années. Aveuglé par son autosatisfaction, tout occupé à se congratuler de la bonne marche des affaires, il ne voit pas venir le coup. Elisabeth lui annonce soudain qu’elle le quitte. Leur existence commune lui est insupportable. Elle étouffe dans cette vie étriquée et rêve d’absolu, de poésie et afin de vivre cela elle est prête à abandonner jusqu’à son enfant. Stupeur de Félix, récriminations, incompréhension.
Texte singulier écrit au XIXème siècle mais néanmoins d’une actualité troublante, La révolte porte haut sa charge visionnaire, critique féroce de la société. Dans cette pièce aussi brève que radicale, Auguste de Villiers de l’Isle Adam bouscule la morale de son époque, livrant un brûlot féministe tout en tension qui résonne encore fortement de nos jours. Sur le thème de l’émancipation d’une femme, l’auteur interroge la soumission à l’ordre établi tandis qu’il scrute l’implosion d’un couple que l’on devine fruit du mariage arrangé. Cette oeuvre politique dénonce également avec virulence une certaine forme d'affairisme, capitalisme naissant, le monde vénal d’une bourgeoisie cupide, sclérosée par les conventions, obsédée par l’argent.
Charles Tordjman signe une mise en scène intimiste dont l’élégante épure répond à celle de la scénographie presque austère, au décor dépouillé imaginé par Vincent Tordjman qui prend toute sa dimension dans les beaux jeux de lumière. Les interprètes incarnent deux idées opposées, deux natures et le metteur en scène choisit de matérialiser ce contraste des personnages, en appuyant sur les différences physiques de ce ménage mal assorti. La mesquinerie, l’étroitesse d’esprit du mari vient heurter l’idéalisme d’une jeune épouse qui se révèle audacieuse. Les comédiens virtuoses se prêtent au jeu avec grâce.
Madone de glace sous la pâleur de l’éclairage, Julie-Marie Parmentier offre la délicatesse de sa silhouette à Elisabeth, cette intelligence vive portée par l’envie de se réaliser pour soi-même, d’échapper à ce long processus d’humiliation qu’est ce mariage qui peu à peu la détruit. Impeccable, la comédienne saisit avec intensité toute la complexité d’un personnage tour à tour déterminé, farouche, lyrique, abattu. Face à elle, rn bourgeois satisfait jusqu’au grotesque, Olivier Cruveiller confère à son Félix pragmatique et matérialiste, une précision d’orfèvre, faisant fuser les rires par la profondeur de son aveuglement, la bêtise crasse de son avidité, l’absence d’état d’âme.
Echec d’une libération et au-delà ruine d’une vie, cette implacable tragédie d’un pessimisme déchirant surprend par son étonnante modernité, amer cri de révolte étouffée. Cruel et fascinant.
La révolte, de Auguste de Villiers de l’Isle Adam
Mise en scène Charles Tordjamn
Avec Julie-Marie Parmentier, Olivier Cruveiller
Jusqu’au 15 juillet 2018
Du mardi au samedi 21h, dimanche 15h
Théâtre de Poche Montparnasse
75 boulevard du Montparnasse - Paris 6
Tél : 01 45 44 50 21
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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