Cinéma : Senses, de Ryusuke Hamaguchi - Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara - Par Didier Flori



Sur une colline de Kobe, Akari, Fumi, Jun et Sakaruko, quatre femmes d'une quarantaine d'années, se retrouvent pour un déjeuner. Le temps est pluvieux, mais les amies sont tout à la joie d’être ensemble, échangeant des compliments sur leurs plats qu’elles reçoivent rarement d’ordinaire. Elles évoquent l’idée d’une excursion prochaine à des sources chaudes pour un week-end, sous réserve de l’accord de leurs maris. En attendant, Fumi leur propose de participer à un atelier qu'elle organise dans un centre culturel de la ville, animé par un artiste en résidence.






Présenté au festival de Locarno en 2015 où il avait reçu un prix collectif d’interprétation féminine et une mention spéciale du scénario, Happy Hour n’arrive dans nos salles que plus de deux ans plus tard, sous la forme inédite d’une série cinéma. Déjà distributeur au cinéma de la série Shokuzaï de Kyoshi Kurosawa, tournée à l’origine pour la télévision et divisée en deux films, Eric Le Bot a appliqué une recette similaire pour présenter au public les cinq heures du film fleuve de Ryusuke Hamaguchi. Conçu en accord avec le réalisateur, le découpage en cinq épisodes représentant chacun un sens, regroupés dans trois films, est un choix judicieux à double titre. D’une part, cela permet de découvrir en douceur un cinéaste jusqu’alors inconnu. Et d’autre part, l’ensemble est d’une telle densité et richesse que les pauses ménagées entre chaque partie sont bienvenues.

La mise en scène sobre, voire minimaliste, et le rythme assez lent sont des éléments qui pourront rebuter certains de prime abord. Mais assez vite, on est séduit par le naturel des actrices et la justesse de leurs échanges. Non professionnelles, elles ont été sélectionnées à l’issue d’un atelier d’improvisation qui a servi de source au script de Senses, coécrit par Hamaguchi et deux coscénaristes sous le pseudonyme de Hatano Koubou. C’est justement lors d’une scène d’atelier que le film va commencer à prendre son envol. L’artiste qui l’anime encourage nos héroïnes et les autres membres à communiquer en se touchant. En dehors des diktats comportementaux de la société japonaise, il y a là une invitation pour nos héroïnes à assumer leurs émotions et leurs désirs.






Cet horizon féministe, traité avec une grande sensibilité, aurait suffi à recommander Senses. Hamaguchi ne s’en contente pas, et poursuit avec un des morceaux de bravoure qui font de son long métrage un très grand film. A l’occasion d’une scène de dîner, la parole circule, les récits de vie de chacun s’enchaînent et se complètent, les dynamiques entre les personnages changent et nous surprennent, dans une séquence de cinéma en temps réel éblouissante. Hamaguchi évoque Husbands et le « chahut tapageur » des films de John Cassavetes comme modèles, et cette rencontre entre l’énergie bouillonnante propre au cinéma du New-yorkais et la retenue de la culture nippone est passionnante. Œuvre mouvante, cette fresque intimiste arrive à déjouer nos attentes jusqu’à ses dernières minutes, en organisant de la meilleure façon des rencontres et des retours de personnages inattendus.




Face à un film d’une telle intelligence, d’une telle force émotionnelle et inventivité, on aurait tort de faire la fine bouche. Disons juste que la résolution des récits pourra paraître un peu décevante. Mais c’est peut-être parce que ce n’est qu’à regret que l’on quitte des personnages qu’on a découverts, regardés et écoutés, avec lesquels on a partagé une intimité pendant cinq heures comme on en a rarement eu l’occasion au cinéma. Reparti bredouille du dernier festival de Cannes où il présentait Asako I & II en compétition, Ryusuke Hamaguchi s’impose malgré tout avec Senses comme la grande révélation de ce début d’année.

Senses, de Ryusuke Hamaguchi
Avec Sachie Tanaka, Hazuki Kikuchi, Maiko Mihara, Rira Kawamura
Sorties :
Senses 1 et 2 : 2 mai 2018
Senses 3 et 4 : 9 mai 2018
Senses 5 : 16 mai 2018



Cinéphile averti, Didier Flori est l’auteur de l’excellent blog consacré au cinéma Caméra Critique que je ne saurais trop vous conseiller. Egalement réalisateur et scénariste, c’est avec ferveur qu’il œuvre dans le cadre de l’association Arte Diem Millenium qui soutient les projets artistiques de diverses manières, réalisation, promotion, distribution… Style ciselé, plume inspirée et regard attentif, goûts éclectiques et pointus, ses chroniques cinéma révèlent avec énergie toute la passion pour le 7ème art qui l'anime.