Enseignant depuis dix-huit ans dans une école privée très huppée, le professeur de lettres classiques Andrew Crocker-Harris doit prendre sa retraite anticipée pour raisons de santé. Redouté autant que moqué par ses élèves qui le surnomment "Croquignole" et "le Himmler de la seconde", il fait face à la dépréciation des études littéraires au profit des filaires scientifiques. A la veille de la remise des prix, le sévère professeur a exigé de l'élève Taplow que celui-ci viennent rattraper un cours de version grecque. Ce dernier qui ignore toujours s'il pourra passer dans la classe supérieure se rend au domicile de Crocker-Harris où il croise Frank Hunter le responsable de la première scientifique qu'il espère intégrer. Hunter entretient une liaison avec Millie, la séduisante épouse de Crocker-Harris dont l'amour pour son mari s'est mué en haine au fil des ans, du fait de son manque de réussite sociale. Alors que la dernière leçon de l'élève Taplow tarde, le directeur de l'établissement rend visite au vieux professeur pour lui annoncer que sa demande de pension a été rejetée par le conseil.
Dans le salon personnel du professeur Crocker-Harris se joue, sur fond de huis clos claustrophobique, le naufrage d'un mariage et d'une carrière professionnelle. Tragédie de la comédie humaine, sous le masque des conventions, les dehors policés de la bonne société, l'hypocrisie, l'ingratitude et les pires mesquineries révèlent les noirceurs de l'âme, le manque d'intelligence du cœur des gardiens des privilèges.
Crocker-Harris est un homme à terre que chaque visite enfonce un peu plus dans des humiliations qu'il accepte stoïquement. Voué à un sort indigent, c'est avec lucidité qu'il constate ses échecs pour ne pas avoir su se faire aimer malgré toutes ses qualités intellectuelles de rigueur et d'intégrité. Il a échoué en tant que professeur mais également en tant qu'élément d'une administration privée, en tant qu'époux aussi. Le dramaturge Terence Rattigan, répliques ciselées, férocité des dialogues, causticité des situations, enchaîne les confrontations cruelles soulignant avec subtilité et intensité la perversité des relations, la duplicité des êtres qu'il anime à travers ses mots.
Patrick Kerbrat signe une mise en scène sobre dans un décor délicieusement désuet, très british, tissu liberty et mobilier en noyer. Le ballet des personnages orchestré avec efficacité sur la petite scène du théâtre de Poche, est une ronde des humiliations, une danse des humanités blessée où rancœur et amertume diffusent leurs âcres parfums.
Jean-Pierre Bouvier est magistral dans le rôle du professeur déchu qui avale les couleuvres avec dignité. A ce personnage complexe derrière ses apparences sévères, psychorigides, il apporte les nuances d'une composition toute en intériorité. Il est bouleversant. Marie Bunel qui est Millie, femme frustrée tour à tour séductrice charmante, aigrie grimaçante compose une belle garce dont l'immense solitude et le désespoir surgissent à travers des fêlures qui se font peu à peu failles. Benjamin Boyer dans la peau de Frank Hunter, jeune professeur ambigu qui propose son amitié à l'homme qu'il a rendu cocu est bonhomme à souhait tandis que Thomas Sagol, qui s'est fait la tête de Harry Potter pour incarner Taplow, est épatant dans son rôle de gamin espiègle.
Issue indécise et oeuvre cruelle, La version Browning signe la déroute d'un homme que personne n'épargne. A la fois émouvante et caustique, cette foire des vanités déchues brille par l'interprétation des comédiens et l'intelligence de la mise en scène. Un spectacle intense.
Adaptation et mise en scène Patrice Kerbrat
Avec Jean-Pierre Bouvier, Marie Bunel, Benjamin Boyer, Pauline Devinat, Philippe Etesse, Nicolas Krminac et Thomas Sagol.
Représentation : mardi au samedi 21h, dimanche 15h
75 boulevard du Montparnasse - Paris 6
Réservations : 01 45 44 50 21
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