Pousser les bonnes portes, passer les codes et les interphones pour découvrir les secrets bien gardés de Paris est un jeu délicieux qui offre le privilège de découvrir des lieux intimes à l’abri des remous de la ville. A Belleville, au 10 rue du Jourdain au-delà du porche majestueux, se dévoilent une grande cour intérieure bordée de jolis immeubles de quatre étages construits en 1885, un jardin tout en longueur entretenu avec soin où s’épanouissent brassées de fleurs et arbustes au bout duquel on découvre une coquette bâtisse. En regardant de plus près la plate-bande verdoyante, les botanistes en herbe pourraient être surpris. Parmi les essences familières se trouvent d’exotiques herbacées importées d’Afrique, comme ce remède contre le paludisme la Sékou Tourédu, du nom d’un ancien président guinéen, et diverses plantes de la médecine traditionnelle africaine. Leur présence ne doit rien au hasard puisque ces immeubles ont été habités à la fin de la Première Guerre Mondiale par les escouades de tirailleurs sénégalais. Si l’ensemble ne manque pas de charme, l’histoire des lieux qui furent et ne demeurent pas est des plus intéressantes.
Il existe rue de Belleville une curiosité dans la numérotation : côté pair, le 136 n’existe pas, tandis que côté numéro impair, le 141 non plus. Le 136 est en réalité le début de la rue du Jourdain percée en 1862 ou se trouve donc la rue et le bâtiment 10 rue du Jourdain. Côté impair, pour le 141, il a été absorbé par le début de la rue de Palestine et la place de l’Eglise Saint-Jean Baptiste de Belleville. Ces numéros manquant se trouvent sur l’emplacement de ce qui fut l’ancienne mairie de Belleville de 1847 à 1860 puis mairie du XXème, après l’annexion en 1860, jusqu’en 1875 lorsque l’hôtel de ville place Gambetta est achevé.
A l’angle de la rue de Belleville et de la rue de la Palestine est établie au moment de la Révolution la toute première mairie de Belleville de 1790 à 1847. En face, au 136-138, se trouve une ancienne maison seigneuriale de l’Abbaye Saint-Victor vendue sous la Révolution et devenue sous la Restauration une célèbre guinguette, l’Ile d’Amour, île parce qu’elle était entourée sur trois côtés d’un fossé sorte de cour d’eau artificiel et d’amour par homophonie avec le nom du premier propriétaire, Damour. Salons splendides, jardins à charmilles et bosquets en font un haut lieu des divertissements parisiens. La boîte à la mode, en somme.
Le succès de l’Ile d’Amour peu à peu diminue et l’établissement ferme en 1846. L’Etat rachète bâtiments et jardins. En 1847, la mairie déménage du 141 rue de Belleville pour s’installer dans cet étrange ensemble formé par l’ancienne guinguette. Emile de Labedollière dans Le Nouveau Paris, publié à la fin du second Empire écrit : "On ne reconnaîtrait pas la mairie du 20e sans l'inscription, le drapeau tricolore et le factionnaire qui en décorent la façade… A l'intérieur de l'édifice, même aspect étrange, même physionomie anormale, de sombres couloirs fait après coup pour aller dans les bureaux. Un escalier d'orchestre ou de soupente, à la justice de paix de prétendues colonnes grecques comme dans les bals publics d'autrefois, de-ci de-là dans les angles des nœuds d'amour gravés sur la muraille, que le badigeon n'a pas suffisamment dissimulés, des cœurs enflammés que perce la flèche symboliques… C'était la guinguette de "l'Ile d'Amour" qui fleurissait sous la restauration ; c'était un établissement aux salons splendides, aux jardins remplis d'ombre et de mystère…"
La construction de l’Eglise Saint-Jean Baptiste de Belleville débute en 1854 sur une partie des terrains de ce qui fut l’Ile d’amour. Les parcelles de jardins à l’ouest subsistent encore mais elles sont sacrifiées pour y installer une chapelle provisoire dont la cloche est suspendue à l’un des arbres. L’église est achevée en 1859. En 1862 le percement de la rue du Jourdain ampute ce qui reste des jardins à l’est tandis que l’agrandissement de la place devant l’église entraîne la destruction des derniers bâtiments et des terrains restant. Seule demeure la mairie en elle-même qui sera siège de la Commune en 1871. Alors qu’elle se trouve au centre de la bourgade de Belleville, lors de l’annexion la mairie se retrouve excentrée par rapport à l’arrondissement qu’elle représente, le XXème.
Place Gambetta est construit le bâtiment qui va la remplacer, l’actuel hôtel de ville. La mairie est déplacée en 1875. En 1885, les immeubles du 10 rue du Jourdain voient le jour. Rappelant l’ancienne mairie et la guinguette, il ne demeure que la petite bâtisse au fond de la cour sans que pour autant j’ai pu être certaine qu’il s’agissait d’un reliquat d’origine. L’architecture prend le pas sur l’histoire et remodèle le territoire urbain. Parfois les attraits d’immeubles somme toute classique pour les yeux parisiens dissimulent des péripéties rocambolesques. Et dans les environs, les riches heures du peuple de Paris ont laissé des témoignages surprenants. A suivre.
Cour intérieure fleurie dite Cité du Jourdain
10 rue du Jourdain - Paris 20Bibliographie :
Promenade dans toutes les rues de Paris - Félix de Rochegude
Promenade dans toutes les rues de Paris - Félix de Rochegude
Le Guide du promeneur 20è arrondissement - Anne-Marie Dubois - Parigramme
Le Guide du promeneur 19è arrondissement - Elisabeth Philipp - Parigramme
Sites référents :
Les promenades de Bruno de Baecque vusouscetangle.net
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