La Sorcière - Marie Ndiaye : Dans un lotissement pour cadre moyen en périphérie d’une ville de province, la timide et maladroite Lucile mène une existence morne aux côtés de Pierrot, son mari, et de leurs jumelles. Descendante d’une lignée de puissantes sorcières, elle vit son médiocre don dans la honte alors que sa propre mère, infiniment douée, a préféré dissimuler les siens pour vivre une vie ordinaire. Arrivées à la puberté, Lucie initie ses filles, Maud et Lise. Bien que relativement indifférentes à cet enseignement, elles révèlent un talent immense. Peu à peu les deux fillettes s’échappent dans leur monde et Pierrot quitte sa famille du jour au lendemain en vidant le compte épargne de Lucie.
Insolite fantaisie, ce récit onirique ancré dans le réel a la fluidité d’un charme. Lucie voit l’avenir en pleurant des larmes de sang, un don commun aux femmes de la famille, un héritage transmis qui rapproche et éloigne questionnant l’idée de continuité entre les générations et d’identité lorsque la honte et le désir de normalité, d’intégration, mènent à une dépossession, à l’oubli de soi. Résignée, notre héroïne clandestine, peu douée pour la magie, n’oppose aux aléas de la vie qu’une passivité toute de détresse contenue, révélatrice de son impuissance à trouver sa place dans les rapports affectifs ou à exercer ses dons. Mari en cavale, parents séparés qu’elle échoue à rapprocher, peur d’être délaissée par ses filles, à travers ce personnage démuni, Marie Ndiaye s’interroge sur le couple, la famille et les peurs les plus communes comme l’abandon.
L’auteur fait glisser par petites touches la réalité d’un quotidien ordinaire et familier vers le fantastique sans pour autant dévier de la représentation d’une vie concrète, souvent douloureuse. Cette distanciation légère permet de mettre en lumière les comportements. Ombre vague, secrète, inquiétante, le décalage, matérialisé par l’élément incongru de la magie, se fond dans la ouate d’un univers triste et uniforme. Dans un monde incertain marqué par la banalité, le surnaturel et l’occulte se posent comme des métaphores du rapport au réel.
La mélancolique histoire de Lucie prend un essor singulier sous la plume sereine, concise et lumineuse de Marie Ndiaye. Les angoisses intimes, les fragilités qu’elle observe, lucide, avec acuité, apportent au récit une certaine tristesse non dépourvue de drôlerie paradoxale. Intense et clair, rigoureux et étrange, La Sorcière nous rappelle que la vie est un rêve étrange et ordinaire.
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