Yuriko et Kazue, deux prostituées, ont été sauvagement assassinées, à un an d'intervalle, dans des conditions similaires. La narratrice anonyme, sœur de la première victime Yuriko, sans attraits, n'est jamais nommée, une façon de nier son identité. Son récit biaisé alterne entre aigreur vis-à-vis de sa propre sœur qu'elle jalouse souffrant de la comparaison. Toute son existence, elle a entretenu une frustration de ne pas être regardée. Nihiliste autant que superficielle, elle nourrit une rancœur tenace contre la société qui refuse de lui accorder une place tout en étant la première à vouer un culte aux apparences.
Dès l'adolescence, Yuriko apprend à se servir de cette beauté, don et malédiction. Elle méprise sa mère et sa soeur aux physiques banals. À quinze ans, Yuriko échoue à son examen d'entrée dans une école prestigieuse mais parvient à obtenir le soutien d'un professeur afin d'être admise malgré ses résultats insuffisants. Les hommes la désirent et lui donnent de l'argent. Les filles recherchent sa compagnie dans l'espoir de profiter de son aura. Mais beauté et jeunesse sont éphémères. Le pouvoir exercé par Yuriko sur les hommes s'amenuise. L'illusion de liberté que lui apportait la prostitution, se révèle piège fatal.
Kazue, camarade de classe de la narratrice, était une élève discrète et solitaire au parcours exemplaire. Entrée dans la vie active sans faire de vagues, elle occupe désormais un poste de directrice-adjointe. Mais hantée par un sentiment d'invisibilité, la nuit, elle exerce ses charmes comme vénus mercenaire. Désirée par les hommes, elle a le sentiment d'exister.
"Monstrueux" dont le titre originel en japonais et en anglais était "Grotesque" a été publié en 2003 au Japon, traduit en anglais en 2007, puis en français en 2009. Natsuo Kirino s'est inspiré d'un fait divers datant de 1997, le meurtre irrésolu de Yasuko Watanabe, employé modèle dans une grande entreprise le jour, prostituée la nuit.
Prostitution de mineurs, inceste, suicide, meurtres sexuels, racisme, santé mentale, la romancière aborde frontalement une face obscure du Japon. Elle trace un tableau de la société qui engendre des monstres aux visages familiers, Yuriko comme son meurtrier. En toile de fond de ce thriller, elle décrit les non-dits d'un système de castes officieux, hiérarchie sociale déterminée par la naissance, la nécessité de fréquenter les écoles d'élite, les universités les plus prisées.
Dans cette satire sociale d'un pessimisme radical, Natsuo Kirino dénonce la condition des femmes, les carcans, les conventions, les exigences d'une réalité oppressante. Elle nourrit cette fiction de la réalité quotidienne, cruelle, implacable. Ses figures de femmes malmenées par la vie, victimes de maltraitance, hantent un récit polyphonique, tissé de haine et de mensonges. Trois destinées d'une terrible noirceur, trois descentes aux enfers. Manipulatrices manipulées.
La société patriarcale décrite par la romancière laisse peu de choix à ces femmes. Leur statut dépend de leur apparence et elles n'ont comme horizon que des rôles stéréotypés, la maman et la putain. À défaut de trouver leur place, par manque de discernement, elles tentent de prendre le contrôle de leur destin en se prostituant. Miroir aux alouettes, situations sordides et déclassement.
La narratrice principale toute d'amertume, peu fiable s'inscrit dans une position ambiguë. Documents, archives, journaux intimes de Yuriko et Kazue, rapports d'enquête, lettres, déclarations de Zhang Zhe-Zhong l'assassin, viennent contredire son récit préliminaire éclairent les histoires sous des angles alternatifs.
Subversif, fascinant, "Monstrueux" dénonce l'objectification des femmes, leur déshumanisation sur fond de violence sociale. Glaçant, efficace.
Monstrueux - Natsuo Kirino - Traduction depuis le japonais en anglais Rebecca Copeland - Traduit de l'anglais en français par Vincent Delezoide - Éditions Seuil "thrillers" - Poche Points
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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