Paris : Hôtel du Nord, un lieu de pèlerinage pour les cinéphiles du monde entier. Atmosphère, atmosphère... - Xème

 

L'Hôtel du Nord, nom célèbre dans le monde entier, attire les touristes cinéphiles et les nostalgiques du Vieux Paris. Quai de Jemmapes, la façade anodine contraste avec la notoriété du lieu devenu une étape incontournable du Canal Saint Martin. Le film du réalisateur Jean Carné, sorti en 1938, adapté du roman d'Eugène Dabit de 1929, a propulsé l'établissement dans les imaginaires des amateurs de cinéma réaliste. Depuis 2022, la passerelle Arletty, sur l'écluse des Récollets, rend hommage à la comédienne qui a rendu éternelle, par son interprétation et sa gouaille, la réplique : "Atmosphère, atmosphère, est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?". Le quartier du Canal Saint Martin pourrait avoir perdu en authenticité, il a depuis gagné en effet carte postale, commerce de la nostalgie. Les commerçants alimentent un certain folklore où les titis parisiens d'origine ont été remplacés par le carton-pâte de la gentrification.








Futur auteur du roman "L'Hôtel du Nord", Eugène Dabit (1898-1936) se rêve peintre. Au lendemain de la première Guerre Mondiale, il fréquente l'Académie de la Grande Chaumière, participe à des expositions de groupe, notamment du « Groupe du Pré-Saint-Gervais ». Avec un ami, il monte une petite entreprise de peinture sur soie qui s'avère très rentable. Les parents d'Eugène, Émile Dabit, cocher-livreur de profession, Louise Dabit née Hildenfinger, tour à tour éventailleuse, femme de ménage, puis concierge, achètent en 1923, l'immeuble situé au 102 quai de Jemmapes. Édifié vers 1912, l'Hôtel du Nord ne paie pas de mine, trois étages, huit fenêtres, et en façade l'enseigne en mosaïque bleue. Le couple Dabit parvient à réunir les fonds grâce à l'argent de la soie peinte et un prêt contracté auprès du beau-frère de Louise, patron d'une maison close du IXème arrondissements. Eugène Dabit vit à l'hôtel avec ses parents. En contrepartie, ils les aident dans les tâches quotidiennes, parfois veilleur de nuit, ou garçon de café. Toute la vie du canal Saint Martin défile devant ses yeux. Il met à profit son sens de l'observation pour en capturer l'essence. 

Eugène Dabit se marie en 1924 et déménage avec son épouse dans une maison rue Paul de Kock. Il expose au Salon des Indépendants mais la reconnaissance se fait attendre. À partir de 1928 se tourne vers l'écriture sans cesser de peindre. L'année suivante, son recueil "L'Hôtel du Nord", instantanés, saynètes et portraits du Paris populaire est publié. Dès 1935, les studios de cinéma s'intéressent à une adaptation. Des pourparlers avec Henri Jeanson (1900-1970) et Jean Renoir (1894-1979) débutent. Mais en 1936, Eugène Dabit entreprend un voyage littéraire en URSS à l'invitation d'André Gide (1869-1951). Il meurt de la scarlatine, ou du typhus à l'hôpital de Sébastopol. Un doute plane sur les causes de son décès. Suspicion d'assassinat par les services secrets soviétiques. 

En 1938, Marcel Carné (1906-1996) réalise le film adapté du livre, par les scénaristes Henri Jeanson et Jean Aurenche. Du fait des contraintes techniques, le réalisateur renonce aux décors naturels. "Hôtel du Nord" sera entièrement tourné dans les studios de Boulogne-Billancourt hormis quelques raccords. Le chef décorateur Alexandre Trauner (1906-1993), après des repérages sur le terrain, reproduit à l'identique les espaces de l'hôtel, la passerelle et les quais du canal. À sa sortie le 10 décembre 1938, le film connait un immense succès critique et public. 

La même année, l'Hôtel du Nord quai de Jemmapes, établissement modeste conserve ses prix modiques. Les quarante chambres sont louées à la semaine auprès des ouvriers, des mariniers, des éclusiers. À l'arrière se trouvent une petite cour, des écuries, un poulailler et un lavoir. Au rez-de-chaussée sur le canal, déjà une brasserie. Émile et Louise Dabit tiennent l'Hôtel du Nord jusqu'en 1942.







Au cours des années 1970, l'immeuble, propriété de marchands de sommeil, n'est pas entretenu. Les chambres meublées sont louées à une population vulnérable, travailleurs immigrés, sans papiers. En 1984, la Mairie accorde un permis de construire pour la création d'un immeuble d'habitation neuf au 102 quai de Jemmapes, en lieu et place du vieil hôtel dégradé. Mais le permis de démolir reste en suspens le temps de reloger les locataires avant le début du chantier. 

Alertés par ce projet immobilier qui menace la mémoire du cinéma français, riverains, artistes, associations se mobilisent et déposent un problématique dossier de protection aux Monuments historiques. Une difficulté contrarie la demande de classement : le film n'a pas été tourné au 102 quai de Jemmapes. Le 1er juin 1989, une manifestation de soutien se déroule devant l'hôtel, façade vétuste et fenêtres condamnées, à l'initiative d'association de riverains et d'Alain Lhostis, conseiller de Paris, conseiller municipal à la mairie du Xème arrondissement.

Un accord est trouvé in-extremis. Le 15 juin 1989, la façade et le bord de la toiture de l'Hôtel du Nord sont classés aux Monuments historiques. L'architecte Didier Morax, en charge du chantier de réhabilitation de l'immeuble, conserve donc la façade. Il transforme entièrement l'intérieur afin de réaliser neuf logements dans les étages et un commerce. Exemple typique de façadisme. Au rez-de-chaussée, James Arch, ancien assistant de Marcel Carné, homme d'affaires, fondateur du Bus Palladium en 1965, figure de la nuit, ouvre une brasserie traditionnelle en 1996. Au sein de cet Hôtel du Nord réinventé, il recréé les décors du film dans les moindres détails, d'après les croquis d'Alexandre Trauner et le long-métrage lui-même. 

L'établissement ferme au début des années 2000 et reste trois ans en vente, boudé par les éventuels acheteurs. Julien Labrousse, entrepreneur, rachète le fonds de commerce en 2005 et se lance dans d'importants travaux d'embellissement et modernisation. La renaissance de l'Hôtel du Nord marque le début d'une gentrification du quartier, renouveau porté par l'apparition de nombreux commerces de bouche, de restaurants, l'installation de bureaux dans les anciens bâtiments industriels réhabilités, agences d'architecture, studios de graphisme. Le canal Saint Martin, à la mode, gagne en prestige.

En 2009, Julien Labrousse s'associe à Abel Nahmias. Ils prennent la direction du Trianon, et de l'Élysée Montmartre en 2016. L'Hôtel du Nord est revendu en 2013 au tandem de restaurateurs, Guillaume Manikowski et Stéphane Delacourcelle, quinze années d'expérience au sein du groupe Costes et quelques affaires florissantes ensemble. Ils imaginent deux espaces, deux ambiances, un côté café animé et un périmètre plus tranquille pour la brasserie cossue. Le décor rend hommage au film par ses nombreux clins d'œil et memorabilia.

Hôtel du Nord
102 quai de Jemmapes - Paris 10
Métro Goncourt ligne 11, Jacques Bonsergent ligne 5, Gare de l'Est lignes 4, 5, 7




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 

Bibliographie
Connaissance du Vieux Paris - Jacques Hillairet - Rivages 
Le guide du promeneur 10ème arrondissement - Ariane Duclert - Parigramme
Le guide du patrimoine Paris - sous la direction de Jean-Marie Pérouse de Montclos - Hachette