Théâtre : Un prince, d'Émilie Frèche - Avec Sami Bouajila - Théâtre de l'Oeuvre - Jusqu'au 30 septembre 2023

Crédit Olivier Werner 

Un homme dépenaillé erre dans un terrain vague. Prince déchu, il pousse un caddie rafistolé à la diable. Seule sa mémoire le rattache encore au monde réel. Licencié de l'usine qui avait embauché son père, il y a plus de cinquante ans, rejeté à la marge, il ne se ressent pourtant pas comme victime. Il vit dans une illusion, le paradis perdu de son père. Clochard céleste au pied des tours d'une triste banlieue, il s'imagine berger menant son troupeau sous le soleil méridional. Malgré le déracinement en héritage, la violence psychologique, les jugements hâtifs, les injustices subies, il se nourrit de poésie pour continuer de vivre. Il y a l'amour pour Jeanne, celle qui l'a quitté. Et puis les fantômes qui le hantent. Les souvenirs du père s'incarnent. Chevrier, celui-ci quitte sa terre natale dans l'espoir d'un avenir meilleur. Il traverse la Méditerranée pour devenir ouvrier et travailler dans une usine automobile en France. Deuil impossible du pays, grandes espérances pour ses enfants. Son épouse, rongée par le mal du pays, étouffe dans la nostalgie, et l'ennui. La voisine raciste menace sans cesse d'appeler la police. Le père rêve que son fils devienne footballeur et rejoigne l'équipe de France. Le fils rejoint très jeune la même ligne d'assemblage que son père. 

 
Exercice de fiction au service de la réalité, "Un prince" porte le récit des expériences les plus douloureuses, situation d'exil, de migration, expérience de souffrance. Émilie Frèche développe un propos politique, réflexion sur l'histoire de la France et du Maghreb, la décolonisation, l'immigration. D'une génération à l'autre, le miroir aux alouettes des promesses non-tenues brise les destins. Il ne demeure qu'un constat désolant, les rêves inaboutis du père, les échecs du fils empêché. Les espoirs déçus irrémédiablement, le fils dépossédé de sa propre culture, de son identité, empêché, est désormais rejeté par la société, repoussé vers des non-lieux périphériques, jugé indésirable. Le fantôme du père raconte la migration organisée dans les années 1960, période de prospérité économique. La France manifeste alors un nouveau besoin de main-d’œuvre et fait venir des ouvriers d'autres pays, souvent d'anciennes colonies, en formulant des promesses qu'elle ne tiendra pas.




Le texte teinté de bons sentiments n'évite pas l'écueil d'un certain pathos. La qualité de l'interprétation vient pallier le manque de nuances. Seul sur scène, Sami Bouajila, voix timbrée, prête ses traits tour à tour au père et au fils, avec une intensité, une sensibilité remarquables. Egalement co-réalisateur, le comédien s'est investi dans le projet, touché par la résonance avec sa propre histoire, son père tunisien, peintre en bâtiment quittant son pays pour vivre dans la banlieue de Grenoble. 

La sobriété de la mise en scène signée Marie-Christine Orry vient souligner l'admirable force d'incarnation de l'interprète. Sami Bouajila traduit dans sa posture, la lassitude des gestes, le corps fatigué par le travail à la chaîne. Il imprime aux mots le rythme de la pensée, la douceur triste de la parole au présent, et celle déchirante au passé. Il raconte l'ironie de l'histoire de l'usine délocalisé dans le pays d'origine du père par intérêt économique, le terrible revirement qui laisse le fils sur le carreau, anéanti. 

Les destins se confondent dans l'esprit vagabond du fils SDF qui se souvient du père immigré. Les deux hommes se croisent, se parlent, se répondent, ne font plus qu'un. Le fils à la marge, brisé par la déchéance, l'impossibilité de se réaliser, l'exclusion, la solitude, conserve en lui la poésie héritée de son père, dernière lumière tenace. Espoir tenace face à l'impuissance et l'avenir incertain.

Un prince
Du 1er au 30 septembre 2023
Du mercredi au samedi à 20h30, le dimanche à 17h

Avec Sami Bouajila
Création du spectacle à Anthéa – Antipolis Théâtre d’Antibes en juillet 2021
Mise en scène Marie-Christine Orry
Chorégraphie Jean-Pierre Bonomo
Scénographie Jean-Pierre Laporte
Lumières Daniel Benoin
Vidéo Paulo Correia
Production Anthéa, Antipolis théâtre d’Antibes
Coproduction Yami Productions

Théâtre de l’Œuvre
55 rue de Clichy – Paris 9
Tél réservations : 01 44 53 88 88



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.