Lundi Librairie : La petite famille - Ishmael Beah

 


Dans un pays africain indéterminé qui évoque la Sierra Leone, cinq orphelins vivent à la marge de la société dans une épave d'avion militaire. Livrés à eux-mêmes, les adolescents prennent soin les uns des autres, imaginent leur survie à la croisée des mondes dans cette carlingue devenue foyer, échouée au milieu de la campagne luxuriante en périphérie d'une ville animée. Ils n'ont pour moyens de subsistance que les menus délits et les larcins variés. Les aînés organisent des raids en ville, lieu de tous les dangers et de la débrouille. Maraudes, vols à la tire, à l'étalage sur les marchés, ils n'hésitent pas à utiliser la violence pour dépouiller leurs victimes. Famille reconstituée, ils affrontent les périls quotidiens ensemble. Elimane et Khoudiemata, les aînés veillent sur leurs compagnons d'infortune, Ndevuei et Kpinda, gamins turbulents, bagarreurs, et la fragile Namsa d'une extrême jeunesse. Elimane lecteur assidu de Shakespeare qui lui vaut le surnom de "Monsieur la tête" est contacté par un mystérieux commanditaire, William Mouchoir. Ce petit caïd local lui confie des missions dans des affaires louche contre rémunérations. Si ces revenus nouveaux aident à améliorer l'ordinaire, Elimane pourrait se retrouver embarqué dans un univers qui le dépasse. Khoudiemata la révoltée, presque figure maternelle pour les autres enfants, refuse d'accepter sa condition et de se soumettre à la prostitution seule perspective envisageable. Elle fait la connaissance de jeunes des beaux quartiers et découvre le monde d'opulence des élites ainsi que le pouvoir de la beauté. Ils ne réalisent qu'elle est sans abri. Elle rêve d'un prince charmant qui la sauverait.

Roman initiatique, "La petite famille" évoque puissamment la terrible réalité sociale de la Sierre Leone. Sans pathos, ni atermoiement, Ishmael Beah livre un récit empathique, à travers lequel il manifeste un art du conteur singulier, une écriture poétique, et précision. Pour décrire cet univers qu'il connaît bien, il a développé un style sensible très personnel. "La petite famille" est son deuxième roman après le récit autobiographique très remarqué, qui l'a fait connaître, "Le chemin parcouru" publié en 2007 et traduit dans quarante langues. Natif de Sierra Leone, Ishmael Beah a été enfant soldat. Orphelin à l'âge de onze, il est enrôlé de force dans les troupes gouvernementales pour intervenir dans le cadre de la guerre civile. Drogues, endoctrinement, lavage de cerveau, violence inouïe, l'intervention de l'Unicef permet de l'extraire de cette terrible situation. Passé par un centre qui lui permet de se reconstruire, Ishmael Beah est adopté par une famille américaine. A la suite de ses études et de la parution de son premier livre, il devient ambassadeur de l'Unicef et tient des conférences dans le monde entier pour défendre la cause des enfants victimes de la guerre.

"La petite famille", roman social africain, associe une critique virulente de la société inégalitaire à une réflexion sur les traces indélébiles du passé colonial qui a engendré la situation d'injustice sociale radicale, de corruption endémique. En Sierra Leone, une caste de privilégiés vit au dépend de tout le reste de la population. Les plus défavorisés sont abandonnés à leur propre sort. Les enfants se trouvent dans une position de très grande vulnérabilité, forcés d'assumer des rôles d'adultes dans des conditions dramatiques.

La carcasse d'avion évoquée dans le roman devient sous la plume d'Ishmael Beah un symbole de la réalité du pays. Les protagonistes victimes d'abus, de violence, recréent une famille, inventent une nouvelle société humaine. La vision de l'avenir même à très court terme est bouchée par celle de la survie au jour le jour. L'incertitude est leur lot quotidien pour trouver de la nourriture, préserver leur sécurité, éviter les milices, la violence des soldats. Ishmael Beah raconte la résilience, la précarité et la fraternité, l'espoir tenace d'une vie meilleure. Il alerte les consciences sur la situation déchirante. Le pouvoir réparateur des mots permet de renouer avec l'humanité, d'envisager une liberté possible, un avenir.

La petite famille - Ishmael Beah - Traduction par Stéphane Roques - Éditions Albin Michel



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.