Paris : 6 rue Alfred Roll, insolite hôtel particulier au style troubadour, lieu des amours de la cantatrice Jeanne Hatto et de l'industriel Louis Renault - XVIIème

 

L’Hôtel particulier du 6 rue Alfred Roll se démarque par le foisonnement d’un décor néogothique remarquable. Brique rouge, pierre blanche pour le rez-de-chaussée et les encadrements de fenêtre, bestiaire sculpté, motifs architecturaux garde-corps à remplages de pierre, entrelacs, gâble et crochet, la façade emprunte au répertoire du style troubadour. Les créatures ailées fantastiques, cohorte de chimères, myriade de dragons, marmousets farceurs animent des chapiteaux ouvragés. Edifié, selon le plan local d’urbanisme, à la fin du XIXe siècle, voire 1905 selon d’autres sources, le programme décoratif se réfère à un à un Moyen-Âge fantasmé, une Renaissance idéalisée. Le style troubadour a connu un essor particulier dans la première moitié du XIXème siècle et demeure du goût de certains commanditaires à l’aube du XXème. Cet esprit médiéval puise aux principes du courant néogothique anglais. Ce dernier, apparu dans le dernier tiers du XVIIIème siècle, va inspirer tout un pan de l’Art Nouveau. La liberté prise avec la réalité historique, projection des aspirations de l’époque, s’inscrit dans la lignée des théories esthétiques de l’architecte Viollet-le-Duc, l’une des dernières figures de ce mouvement. De 1898 à 1914, le concours de façade de la Ville de Paris annuel attise les imaginations. La grande inventivité formelle est soutenue par la diffusion des nouveaux matériaux, à l’instar du béton, qui ouvrent des possibilités inédites. Ainsi l’habillage médiéval de façades préexistantes devient une pratique courante.   










Le programme décoratif du 6 rue Alfred Roll se révèle particulièrement soigné. Au rez-de-chaussée, la porte principale à gauche, très ouvragée, est surmontée d’un gâble curieux au centre duquel figure un canard. L’entrée est encadrée par deux figures pittoresques, des marmousets à caractère humoristique, représentant à gauche, un moine assis sur un cochon et à droite un chérubin facétieux. A la clé de la porte secondaire, un homme en chemise tourne un moulin. Le premier étage est percé d’une large baie cintrée soulignée d’une frise de choux frisés, de moulures florales et d’entrelacs. Des lucarnes de tailles différentes scandent le second étage. Au niveau des combles, le balcon filant en pierre est décoré de remplages. Deux fenêtres sont aménagées à la base d’une toiture en ardoise, au fleuron desquelles un chat à sa toilette et un ours savant semblent converser. Du fait de son caractère remarquable, l’hôtel particulier du 6 rue Alfred Roll bénéficie d’une protection patrimoniale.  

Le quartier de la Plaine Monceau, urbanisé à partir de 1870 à la suite du rattachement de l’ancienne commune de Batignolles Monceaux à Paris dix ans plus tôt, attire à la fin du XIXème siècle les fortunes récentes. Nouvelle bourgeoisie et artistes à la mode, peintres à succès, comédiennes et chanteuses lyriques, s’y font construire des hôtels particuliers dont quelques exemples intéressants subsistent. Le long la rue Alfred Roll, les édifices élégants témoignent des largesses architecturales assumées de 1875 à 1900 et d’un foisonnement éclectique inédit. 

L’actuelle rue Alfred Roll est un ancien tronçon de la rue Brémontier ouverte en 1862 dont sera détachée la rue Alphonse de Neuville en 1888. Elle est séparée de cette dernière pour former une nouvelle voie en 1926 à l’occasion de la destruction des anciennes fortifications de Thiers de 1919 à 1929. Ce chantier d’envergure modifie profondément l’aspect champêtre du quartier. La création du boulevard des Maréchaux propose une configuration plus urbanisée, notamment avec la construction d’immeubles sociaux. L’actuel numéro 6 de la rue Alfred Roll correspondait au 24 bis de l’ancienne rue Alphonse de Neuville. 







Jeanne Hatto dans le rôle de Nedda en 1904
Opéra "Paillasse" de Ruggero Leoncavallo



L’hôtel particulier au style troubadour est offert vers 1911 par Louis Renault (1877-1944) fondateur de la firme automobile à sa maîtresse, Jeanne Hatto (1879-1958) célèbre cantatrice de l’Opéra de Paris. La mezzo-soprano a fait ses débuts sur la scène de la prestigieuse institution en 1899. Elle s’illustre dès ses plus jeunes années par la qualité de ses interprétations d’un vaste répertoire, Reyer, Saint-Saëns, Gounod, Mozart, Leroux, Wagner. Moderne avant l’heure, en 1901, elle est sollicitée par la société Pathé Céleste Phono Cinéma afin d’enregistrer certains de ses plus grands succès, parmi lesquels l’air « Ô toi qui prolongeas mes jours » extrait de l’opéra « Iphigénie en Tauride » de Gluck. 

Jeanne Hatto, l’artiste lyrique coqueluche des cercles intellectuels parisiens, rencontre Louis Renault, l’industriel peu enclin aux mondanités, lors d’un embouteillage de voitures au bois de Boulogne. Sous le charme de cette entrevue fortuite, il fait parvenir chaque jour un bouquet à la cantatrice, mais sans mot signé ni carte de visite. Curiosité piquée au vif, Jeanne Hatto se renseigne directement auprès du fleuriste afin de découvrir le nom de son admirateur secret. Ainsi elle fait le premier pas en lui envoyant ses remerciements. 

Louis Renault fait preuve d’un certain esprit pratique lorsqu’il installe sa maîtresse dans son voisinage en 1911. Il réside avec sa famille au 4 rue Parvis de Chavannes. Jeanne Hatto habite entre son hôtel particulier parisien et sa propriété de Roquemaure dans le Gard, également cadeau de Louis Renault. D’une jalousie féroce, proportionnelle à son dévouement et sa générosité, l’industriel promet de l’épouser si elle renonce à sa vocation. Elle refuse. Sans enfant né de leur liaison, ils se quittent en bons termes à la veille de la Première Guerre Mondiale. Les anciens amants entretiennent une complicité sans faille jusqu’à la disparition de Louis Renault. Jeanne Hatto décède dans son hôtel particulier parisien le 26 février 1958.

Hôtel particulier de style troubadour
6 rue Alfred Roll - Paris 17



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie. 


Bibliographie
Grammaire des immeubles parisiens - Claude Mignot - Parigramme
Le guide du promeneur 17è arrondissement - Rodolphe Trouilleux - Parigramme
Louis Renault, patron absolu - Gilbert Hatry - Editions Lafourcade

Sites référents
Plan local d’urbanisme
Le site de Louis Renault, une aventure industrielle