Expo : Les contes étranges de N.H. Jacobsen - Musée Bourdelle - Jusqu'au 31 mai 2020



Symboliste danois, sculpteur et céramiste, Niels Hansen Jacobsen (1861-1941) explore les ambiguïtés de la psyché humaine par des représentations troublantes, truffées de signes. L’iconographie novatrice de ce maître du feu s’inspire des théories psychanalytiques conceptualisées par Freud comme notamment l’inquiétante étrangeté. Avec la collaboration du Vejen Kunstmuseum et la participation du Petit Palais, le Musée Bourdelle consacre la première exposition en France dédiée à l’univers onirique de Niels Hans Jacobsen. Son oeuvre peuplée de créatures hybrides, grotesques et effrayantes révèle un goût pour le baroque, le macabre puisé dans les légendes scandinaves, les contes de Hans Christian Andersen. La fascination pour une nature primordiale baignée de spiritisme s’incarne dans les visions hallucinées d’un romantisme décadent qui joue à se faire peur. L’exposition souligne les affinités esthétiques, les liens cultivés par l’artiste avec ses contemporains lors de son séjour à Paris de 1892 à 1902. La déambulation thématique plutôt que chronologique met en scène des analogies avec le travail d’Antoine Bourdelle, Eugène Grasset, Jean Carriès, Odilon Redon, Edvard Munch… Troll monumental, sirène, dryades, nymphes et monstres, bestiaire hybride et spectres, la quête plastique de Niels Hans Jacobsen, empreinte de mythologie nordique, ne renie pas une certaine intention métaphysique. Le langage plastique inédit convoque une réalité supérieure où le fantastique se fait mystère à déchiffrer.











Durant ses années parisiennes, Niels Hans Jacobsen réside à la Cité Fleurie du boulevard Arago à Paris. Cette communauté d’artistes venus de toute l’Europe se réunit à l’instar de la Ruche de Montparnasse dont je vous parlais ici autour d’ateliers construits à partir des matériaux de récupération de l’Exposition Universelle de 1878. Creuset artistique unique, parmi les résidents se trouve Paul Jeanneney (1861-1920), céramiste, maître de l’émaillage. Il collectionne l’art asiatique et diffuse le japonisme qui inspire de nombreux artistes de la Cité fleurie. Les masques grimaçants inspirés du théâtre Nô font leur apparition dans les travaux des riverains. Fortuné, il devient aussi le mécène de ses amis. 

Pots cabossés, expérimentations audacieuses des formes, raffinement des patines, Jean Carriès (1855-1894) créé dans l’atelier attenant des grès émaillés. L’influence des légendes germaniques baigne une oeuvre grouillante, un bestiaire fantastique, faunes, nymphes, créatures hybrides, crapaud-lapin, chat, chauve-souris. Décorateur franco-suisse, affichiste et graveur, Eugène Grasset (1845-1917), proche de Rodin, lance le style 1900 avec des aquarelles représentatives de l’Art nouveau.

Le symbolisme de ces artistes fait rayonner un lyrisme morbide. Fascinés par les thèmes ésotériques, ils cultivent l’obsession de la mort, aspirent à un idéal. Le goût de l’étrange et de l’ornementation ne saurait cacher la profonde mélancolie, le spleen, qui imprègne leur production d'un charme fiévreux.











Echanges, émulation, Niels Hans Jacobsen s’inspire de leur travail et expérimente dès 1894 les arts du feu et du hasard. La technique du grès qu’il affectionne particulièrement est par nature imprévisible. Elle possède une certaine brutalité essentielle. Coulure, boursouflures, la forme finale incertaine semble propice au développement des imaginaires et rapproche progressivement l’artiste de l’abstraction et du cubisme. La quête plastique de la matière, la terre, la glaise, le grès, la céramique, le bronze, l’éloigne peu à peu du biomorphisme.

Niels Hans Jacobsen, en rupture avec le naturalisme, s’oriente vers une esthétique décadente propice aux excentricités dans lesquelles se lisent les influences multiples. Il choisit de dépasser les conventions du réalisme dans une recherche plastique tendant à traduire l’énergie, le mouvement, les fluctuations de l’âme humaine. Les poèmes de Charles Baudelaire et Edgar Allan Poe, la mystique cathartique de Barbey d’Aurevilly, les cauchemars de Stéphane Mallarmé, les tableaux symbolistes de Gustave Moreau et d’Odilon Redon, s’affranchissent des canons académiques afin de révéler les tourments de la psyché.











Dans une mise en forme des théories psychanalytiques, Niels Hans Jacobsen s’approprie le folklore de son pays natal pour illustrer cette complexité. Etres surnaturels de la mythologie scandinave, mutants hybrides, gargouilles et stryges incarnent les forces telluriques d’une nature indomptée et cristallisent les angoisses existentielles. Au fil de l’exposition, "La Petite Sirène" (1901), dans un style Art nouveau converse avec le buste de Jane Avril signé Bourdelle.

Personnifications évanescentes de l’élément liquide, le dialogue se prolonge avec la Naissance de Vénus d’Odilon Redon et les naïades de Gustave Moreau. Les bronzes monumentaux de Niels Hans Jacobsen marquent le parcours de leur silhouette imposante. "Le Troll qui flaire la chair de chrétiens" (1896) représente la manifestation inquiétante, cauchemardesque de la nuit, des traumas et des frustrations. La présence sauvage de "L’Ombre" (1897), pure énergie du mouvement suggéré assoit une démarche plastique entamée avec le groupe "La Mort et la Mère" (1892), oeuvre plus mélodramatique.











Les figures féminines obsédantes, inquiétantes, hésitent entre Eros et Thanatos. Leur charme est vénéneux. Elles sont magiciennes, ensorceleuses, dangereuses comme "La Sorcière au chat noir" de Ranson, "Trois femmes et trois loups" d’Eugène Grasset, "Le Défi ou l’Idole Noire" de Kupka, "La Nuit" de Victor Prouvé, la "Madonna" d’Edvard Munch. Les oeuvres de jeunes disciples danois, férus d’occultisme, Johannes Holbek, aux créations ésotériques, et Jens Lund, notamment de délicates illustrations destinées aux "Fleurs du mal" de Baudelaire, concluent le propos. 

Les contes étranges de N.H. Jacobsen 
Jusqu’au 31 mai 2020

Musée Bourdelle
18 rue Antoine Bourdelle - Paris 15
Horaires : du mardi au dimanche de 10h à 18h, fermeture le lundi et certains jours fériés 
Tél : 01 49 54 73 73


Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.