Lundi Librairie : Fief - David Lopez



Fief - David Lopez : A la frontière de la banlieue et de la campagne, il y a les tours d’un côté, le quartier résidentiel de l’autre et au milieu la zone pavillonnaire avec ses baraques toutes identiques vendues sur plan avec crédits sur trente ans à la clé. C’est là que vivent Jonas et son père, fumeur de joints et gloriole de l’équipe de foot senior locale. Jonas enchaîne petits boulots d’appoint et périodes de chômage. A la salle de sport, monsieur Pierrot l’entraîneur de boxe a cru en lui, caressant vaguement l’espoir qu’il percerait sur le ring. Et puis il y a la bande de potes, les mêmes depuis la maternelle. Miskine, Sucré, Romain, Untel le petit caïd du coin, Lahuiss celui qui est passé dans l’autre monde grâce aux études, Poto le rappeur poète, Ixe qui fait pousser des plans de cannabis au fond du jardin pour avoir l’impression de faire quelque chose. Ils pratiquent la défonce pour tromper l’ennui, échappatoire illusoire, jouent aux cartes toute la nuit, vigoureuse inertie, ont renoncé à une vie héroïque, désarroi toxique.

Oeuvre sensible et brute, profondément ancré dans notre époque, Fief projette d’emblée le lecteur dans une forme de réalisme portée par l’oralité puissante de la langue. David Lopez explore le territoire gris des zones géographiques mal définies à la périphérie de deux univers, là où les frontières se floutent. Le paysage entre champs et asphalte, monde périurbain qui sans être affreux manque cruellement de charme, forme un décor de huis clos plus étouffant que réellement anxiogène. Sans jugement, avec empathie, le romancier trace le portrait d’une jeunesse en déshérence. Ici, l’horizon des possibles se réduit à peau de chagrin. Les vies semblent empêchées par le déterminisme social, cette troublante reproduction des schémas d’échec, et par la monotonie même du quotidien.

Ils tournent en rond, ne font rien, fument des joints, jouent aux cartes, parfois tentent une incursion dans le monde des autres, ceux d’en face. Roman de l’amitié et de l’isolement, Fief trouve son véritable propos dans les enjeux de la langue exutoire. Les mots sont des armes pour se protéger et réinventer le monde à sa mesure. David Lopez expérimente une radicalité créative. Il décrit l’ennui et le mal être avec une grande vitalité paradoxale, panache d’un flux tendu, truculence d’une voix nouvelle. La forme est virtuose.

Précision d’une écriture au scalpel, concentration et sens de la formule, le romancier puise son inspiration dans le rap et plus précisément le slam auquel il emprunte un rythme syncopé, une musicalité qui fait pulser la langue. Le verbe composite, mélange de verlan, d’argot, d’arabe, de manouche, devient expérience immersive. 

Le style affûté, les punchlines cinglantes qui révèlent les êtres, les personnages en suspens, soulignent la léthargie ambiante. L’inventivité de la langue dit toute la vacuité des existences privées de sens et d’ambition, le renoncement volontaire. Ces jeunes s’imposent des limites sans raison, étouffent leur potentiel, énergie gâchée, vies étriquées, car pour eux « réussir c’est trahir ». Avec justesse, David Lopez parvient à saisir le drame ordinaire de la condition humaine. Un roman très fort.

Fief - David Lopez - Editions du Seuil



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.