Cinéma : Trois visages, de Jafar Panahi - Avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei - Par Didier Flori



La scène est presque insoutenable. La jeune Marziyeh, aspirante actrice qui vient de passer avec succès un concours de conservatoire, est contrainte d’abandonner ses rêves suite aux refus fermes de sa famille. Elle se filme alors dans un message vidéo désespéré avant de se pendre en direct. Si on a du mal à soutenir le regard face à un tel spectacle, la chose ne peut être que plus difficile pour la destinataire du message, la star iranienne Benhaz Jafari. Bouleversée aux côtés de Jafar Panahi qui la conduit pour enquêter sur les lieux du drame, elle refuse de croire à la tragédie, cherchant un truc de mise en scène. Et nous-mêmes, regardons nous une fiction ou un documentaire ?






La carrière de Jafar Panahi est étonnante. Après qu’il se soit bâti une solide réputation avec une belle récolte de prix dans les festivals internationaux, on aurait pu croire que son arrestation en 2009 puis son interdiction par le gouvernement iranien de faire des films en 2010 marquerait un coup d’arrêt à son travail. Il n’en est rien, et cette condamnation lui a conféré au contraire une visibilité et une popularité encore plus grande, à l’étranger comme dans son pays. Taxi Téhéran avait été couronné de l’Ours d’or au festival de Berlin en 2015, tandis que Trois visages  a été la première sélection du réalisateur en compétition officielle au festival de Cannes, saluée par un prix du scénario ex aequo. Ce nouveau projet a été inspiré à Panahi par la quête éperdue de la population iranienne de contact avec les personnalités du cinéma, et lui-même est un des plus sollicités par les jeunes désirant faire des films, malgré sa situation d’artiste proscrit.





Banni récalcitrant, le cinéaste se met même en scène depuis Ceci n’est pas un film en 2011, où il témoignait de son impossibilité de travailler, enfermé dans son appartement. Y aurait-il une forme d’ego trip dans la démarche de Jafar Panahi ? Au contraire, le cinéaste se positionne plus volontiers comme observateur qu’acteur. En faisant le chauffeur de taxi dans Téhéran, il recueillait la parole de ceux qu’il embarquait dans son véhicule, faisant passer sa situation d’artiste au second plan. Le cinéaste reste à l’écart d’une des scènes cruciales de Trois Visages, contemplant une maison dans laquelle il n’est pas autorisé à entrer. La maîtresse des lieux, Kobra Saeedi, aussi connue sous le surnom de Shahrzad, actrice star du temps du Shah d’Iran, a été brutalement écartée du milieu du cinéma après la révolution de 1979, et elle en a logiquement nourri une rancœur pour les réalisateurs de la génération de Jafar Panahi.

Cette mise en retrait du cinéaste est aussi celle des hommes dans un film qui met les figures féminines à l’honneur. Les trois visages du titre, ce sont trois incarnations de l’actrice iranienne, au passé, au présent et au futur. Le sort de Marziyeh est en suspens. Vedette de la télévision, Benhaz Jafari a le mérite de ne pas hésiter à se montrer sous un jour parfois peu aimable, en accord avec sa forte personnalité. Quant à Shahrzad, associée dans l’imaginaire du public iranien à la danse sensuelle de Qeysar, Panahi la réinvente en évoquant son activité d’artiste peintre et poétesse. Faute de la voir physiquement, c’est sa voix qu’on entend lire une de ses œuvres, et sa présence fantomatique n’en devient que plus prégnante.




A ces femmes formidables, le cinéaste oppose un ordre masculin qu’il égratigne avec humour en montrant son absurdité. Une route étroite de montagne conduit à l’établissement d’un langage codé de coups de klaxon pour déterminer qui est prioritaire, hermétique pour celui qui n’habite pas la région. Le frère de Marziyeh qui s’oppose violemment à sa carrière d’actrice est un corps burlesque, qu’on est obligé d’enfermer ou de mettre dehors pour retrouver le calme. Symbole de la patriarchie sur le déclin, un taureau gît au milieu de la route, mais on attend avec confiance que l’animal saillisse un groupe de génisses attendu le lendemain. Panahi alterne avec maestria anecdotes et métaphores, met le tout en scène avec un sens du cadre et du hors-champ extraordinaires. Limité dans ses moyens, le réalisateur se trouve paradoxalement au sommet de son art.

Trois visages, de Jafar Panahi
Avec Behnaz Jafari, Jafar Panahi, Marziyeh Rezaei
Sortie le 6 juin 2018



Cinéphile averti, Didier Flori est l’auteur de l’excellent blog consacré au cinéma Caméra Critique que je ne saurais trop vous conseiller. Egalement réalisateur et scénariste, c’est avec ferveur qu’il œuvre dans le cadre de l’association Arte Diem Millenium qui soutient les projets artistiques de diverses manières, réalisation, promotion, distribution… Style ciselé, plume inspirée et regard attentif, goûts éclectiques et pointus, ses chroniques cinéma révèlent avec énergie toute la passion pour le 7ème art qui l'anime.