Un soir de Saint-Sylvestre, Muriel, une femme vieillissante et solitaire, écoute ses voisins qui font la fête. Elle attend un appel qui ne vient pas. Etendue sur son canapé orange, elle ressasse sa rancœur, explose en vitupérations aigres alors qu'elle passe en revue les échecs et les douleurs de sa vie dont elle rend les autres responsables. Au fil de ses ratiocinations acrimonieuses, ressurgissent les fantômes de cette existence en lambeaux. Sa fille s'est donnée la mort, sa propre mère l'en a rendue responsable, son mari l'a quittée en obtenant la garde de leur fils. Rongée par la culpabilité, elle n'a pas su empêcher le suicide de son enfant, rejetée par les siens, Muriel est une femme vaincue, dévorée par le désespoir et la haine.
Texte implacable, très cru, ce monologue misanthrope écrit par Simone de Beauvoir en 1967 est d'une violence bouleversante. Explorant les abîmes de solitude, gouffre de souffrances où est plongée cette femme, cette partition atrabilaire, expression d'une rage absolue suit la discontinuité des afflux de conscience. Les fragments épars jaillissent des limbes de la mémoire dans un discours en morceaux dont la langue drue, parfois grossière, est d'une étonnante modernité, d'une intensité troublante. Le monologue misanthrope, rugueux, se fait le reflet d'un tourment intérieur dévorant, d'un chagrin brut.
Produit d'un milieu d'un conditionnement, soumise à un ordre social dominé par les hommes, le personnage de Muriel questionne la condition féminine en incarnant l'échec de la femme au foyer, limitée à un rôle bourgeois de ménagère, inféodée à son époux, dévouée à ses enfants. Aliénée, dépendante de son mari, de ce statut social, elle a tout perdu en les perdant et se retrouve seule face à sa propre rage. A travers ce déversement de fiel, chagrin farouche d'un être isolé qui n'assume pas ses choix, meurtri et qui en rend les autres responsables, entre honte, mauvaise conscience et mauvaise foi, surnage une soif de liberté, un besoin d'être aimé.
La sobriété de la mise en scène imaginée par Hélène Fillières laisse tout le talent de sa comédienne s'exprimer dans un spectacle tendu, sur le fil. Josiane Balasko renoue avec la veine sombre explorée dans le film Cette femme-là de Guillaume Nicloux. Son interprétation sans concession d'un personnage très malaisant privilégie la nuance à l'outrance suggérée par le rôle lui-même. Son jeu subtil, puissant, confère une grande sincérité à cette femme tout en fêlures qui se complait dans le déni et le mensonge, monstre ordinaire d'égoïsme, de ressentiments, créature aussi détestable que pitoyable. Un engagement, une gageure, une belle réussite. Un moment de théâtre bouleversant.
La femme rompue, d’après Monologue extrait de La femme rompue de Simone de Beauvoir
Mise en scène Hélène Fillières
Avec Josiane Balasko
Du mardi au samedi à 19h
Théâtre Hébertot
78 bis boulevard des Batignolles - Paris 17
Tél réservations : 01 43 87 23 23
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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