La place Emile Goudeau, à Montmartre, joue sur les pavés en pente à l'ombre des marronniers. Malgré la foule s'y pressant, l'endroit conserve un charme certain. Une fontaine Wallace rafraîchit les nombreux flâneurs qui babillent dans toutes les langues du monde. La vue sur Paris tout en bas, presque dans la vallée, y est spectaculaire. Successivement portion de la rue de Ravignan dont elle est un évasement, puis une fois détachée administrativement, place Ravignan, la place Emile Goudeau trouve son nom définitif en février 1911. Elle rend hommage au poète, journaliste, romancier et chansonnier Emile Goudeau (1849-1906) fondateur du club littéraire des Hydropathes (de ceux que l'eau rend malade) qui comprenait une bande de joyeux drilles dont Alphonse Allais, Jules Laforgue, Charles Cros ou encore Jules Jouy. Célèbre pour sa cité d'artistes, Le Bateau-Lavoir qui abrita les débutants devenus par la suite gloires de l'art de la fin du XIXème siècle et du début du XXème tels que Renoir, Picasso, Modigliani, Reverdy, Derain, Braque, Max Ernst, les Dadas… Peintres, sculpteurs, écrivains, poètes, gens de théâtre ont fait briller ici l'étoile artistique de Montmartre.
La place Emile Goudeau est traversée par la rue Ravignan qui cavale des Abbesses jusqu'au sommet de la Butte. Voie de l'ancienne commune de Montmartre dont elle est l'une des rues les plus anciennes, la trace du chemin Sacalie, son ancêtre, se retrouve dès le XIVème siècle. Empruntée par les vignerons et les plâtriers, elle s'appelle alors Vieux Chemin puis rue du Vieux Chemin de Paris. Pavée en 1646, sa qualité carrossable et la multiplication des folies construites par des gentilshommes entraînent un trafic important. Pour faire face au succès et ses innombrables inconvénients dont les embouteillages, la rue est élargie et repavée en 1675.
La légende raconte qu'en 1809, Napoléon Ier monte à Montmartre par le Vieux Chemin de Paris pour aller découvrir le nouveau télégraphe de Claude Chappe, un système de sémaphores installé sur le chevet de l'église Saint-Pierre de Montmartre. La pente est abrupte, la voie mal entretenue. L'Empereur est obligé de descendre de cheval à la hauteur de la place Emile Goudeau pour poursuivre à pied.
En atteignant l'église, la conversation qu'il tient avec le curé lui donne l'idée de créer une nouvelle voie praticable dont le dénivelé moins accentué et le pavage plus égal permettraient une meilleure accessibilité. La rue Lepic au dessin en lacets grimpant doucement est alors imaginée. En 1860, Montmartre rejoint la liste des communes annexées par la ville de Paris. La voirie repensée, le Vieux Chemin prend en 1867 le nom de Xavier de Ravignan, jésuite et ancien prédicateur de Notre-Dame, disparu en 1858.
Place Emile Goudeau, au numéro 13, se trouve le mythique Bateau-Lavoir entièrement reconstruit en 1978. Il est encadré au 11 par le Tim Hôtel qui a remplacé le Grand Hôtel Goudeau, point de chute de Roger Vailland engagé dans la Résistance pendant la Seconde Guerre Mondiale dont une partie des bâtiments étaient liés à la cité d'artistes, et au 13 ter par une adresse singulière qui fut une célèbre guinguette puis un hôtel genre d'annexe du Bateau-Lavoir.
Au cours du Premier Empire, la guinguette Tivoli Montmartre dite du Grand Poirier ou encore du Poirier sans pareil a pour attraction principale une sorte de cabane construite dans un poirier centenaire où dînent et boivent les noceurs. Les sols minés par les anciennes carrières de gypse sont fragiles et le cabaret-restaurant victime des effondrements de terrain doit fermer. L'arbre vénérable est abattu en 1814.
En 1828, l'écrivain Alphonse Karr trouve à louer pour une somme modique l'ancienne guinguette désaffectée sur laquelle la nature a repris le pas au plus grand étonnement d'Alexandre Dumas, son ami, qui lui rend visite. Sous le Second Empire, des travaux sont menés par l'Etat afin de consolider les anciennes carrières de gypse. Un hôtel succède à la guinguette sur un mode moins champêtre. L'Hôtel du Poirier sera lieu de séjours de l'écrivain Pierre Mac Orlan quand il a de l'argent de 1899 à 1912, la demeure d'Amadeo Modigliani juste en face du Bateau Lavoir vers 1906, celle de Max Jacob également. Revenant d'Algérie en mars 1940, c'est ici que résidera Albert Camus.
L'actuel Bateau-Lavoir au numéro 13 est une reconstruction qui date de 1978, la cité d'artiste originelle ayant été détruite par un incendie en 1970, un an seulement après avoir été classée au titre des Monuments historiques grâce à André Malraux. Construit en 1860, tout en bois, le Bateau-Lavoir qui ne porte pas encore ce nom est une manufacture de piano. Elle est achetée en 1867 par François Sébastien Maillard serrurier de son état dont une plaque à son nom, désormais disparue, a longtemps gardé le souvenir.
Cette drôle de bâtisse accessible de plain-pied par la place Emile Goudeau débouche trois étages plus bas sur l'immeuble du 4 rue Garreau. En 1889, le nouveau propriétaire M. Thibouville fait aménager par l'architecte Paul Vasseur une dizaine de petits ateliers distribués le long d'un couloir coursive comme sur un bateau. Un seul point d'eau, pas de chauffage, les ateliers glacé l'hiver, se transforment en étuve l'été.
En 1892, La Maison du Trappeur, telle que s'appelle la cité à l'époque, accueille son premier artiste Maxime Maufra et le lieu devient rapidement centre de rencontres artistiques diverses et variées. Gauguin y passe souvent en ami. Le samedi se réunissent dans l'atelier de Maufra anarchistes, politiciens, notamment Aristide Briand, jeunes poètes symbolistes tels que Paul Fort.
L'origine de l'appellation Bateau-Lavoir est incertaine. Lors de sa première visite, Max Jacob apercevant du linge suspendu à sécher lui aurait donné ce nom. A moins que ce ne soit selon Alice Derain, André Salmon qui aurait trouvé à la longue bâtisse au toit presque plat une ressemblance avec les lavoirs flottants ancrés sur la Seine. En avril 1904, Pablo Picasso de retour de Barcelone reprend l'atelier de son ami Paco Durrio sculpteur et céramiste. Il y reste jusqu'en 1910 et y peint les Demoiselles d'Avignon en 1907 assurant la légende.
Kees Van Dongen de 1905 à 1907, André Derain en 1907, Modigliani en 1908, Juan Gris en 1908, Max Jacob en 1911, Pierre Reverdy en 1912, ils habitent tous les ateliers du Bateau-Lavoir. On y croise Jules Pascin, le Douanier Rousseau, Georges Braque, Henri Matisse, Guillaume Apollinaire, Jean Cocteau venus en amis.
Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, la réputation de Montmartre pâlit au profit de Montparnasse. Pas entretenu, le Bateau-Lavoir prolonge cependant sa vocation artistique. Acheté en 1969 par la Ville de Paris, André Malraux obtient son classement mais un grand incendie ravage les bâtiments en 1970. La structure de bois du bâtiment principal et des ateliers flambe entièrement. La façade en réchappe ainsi que l'annexe dont l'entrée se trouve au 1 rue d'Orchampt. Sous leurs vastes verrières, ces ateliers d'artistes donnent, aujourd'hui, une bonne idée de l'allure originelle du Bateau-Lavoir. En 1978, Claude Charpentier fait reconstruire vingt-cinq nouveaux ateliers en béton qui sont, de nos jours, occupés par de jeunes artistes qui y travaillent sans y habiter.
La place Emile Goudeau et le Bateau-Lavoir - Paris 18
Métro Abbesses ligne 12
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
Bibliographie
Le guide du promeneur 18è arrondissement - Danielle Chadych et Dominique Leborgne - Parigramme
Connaissance du Vieux-Paris - Jacques Hillairet - Rivages
Sites référents
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