Théâtre : Anna Christie de Eugène O'Neill - Avec Mélanie Thierry, Stanley Weber, Féodor Atkine - Théâtre de l'Atelier - Paris 18



Chris Christopherson marin au long court, usé par les années passées sur les océans, n’a pour seule maîtresse que la mer, son amante insatiable et terrible qu’il n’a jamais pu abandonner, envoûté par ses sortilèges alors qu’elle a emporté jusqu'à ses propres fils. Lorsqu’en Suède, son épouse, délaissée au pays comme le sont toutes les femmes de matelot, décède, leur fillette Anna est confiée à des cousins fermiers du Minnesota qui plutôt que de la considérer comme un membre de la famille l’exploite. Souillon, bonne à tout faire, Cosette américaine. Pendant quinze ans, Anna grandit sans revoir son père abandonnique malgré une épisodique correspondance à travers laquelle ils se mentent et d’abord à eux-mêmes. Elle se prétend gouvernante en charge d’enfants, il promet qu’il quittera bientôt la mer mais devient caboteur sur un chalutier à charbon.



crédit Pascal Victor / Artcomart 



New York, les années 20, le père et la fille, au nom américanisé en Anna Christie, ont rendez-vous dans un estaminet sordide sur les docks tenu par Marthy, la maîtresse occasionnelle du vieux Chris, épatante Charlotte Maurey-Sentier. Anna apparaît, exsangue, écorchée vive, vêtements voyants, gouaille des femmes qui ont connu trop d’hommes malgré son jeune âge. Quand le père arrive, elle lui ment encore mais plus par omission, lui raconte son désir d’échapper à son destin de bête de somme dans cette épouvantable ferme où elle a été violentée, son écœurement de la vie de domestique sans identité propre, son séjour récent à l’hôpital. La gamine qu’elle est en réalité ressurgit derrière la putain. Il lui propose de l’accompagner pour quelque temps sur son chalutier afin de se refaire une santé, prendre l’air. D’abord réticente, elle accepte. L’arrivée de Billy Burke, un marin irlandais rescapé d’un naufrage, rustre au grand cœur et à la séduction brute, va bouleverser le fragile équilibre retrouvé. Pris de passion pour la jeune fille, il veut l’épouser jusqu’au jour où poussée par son honnêteté de fille, Anna est contrainte de lui révéler son passé de prostituée, assumant avec toute la violence d’une femme blessée, esquintée par la vie mais incroyablement digne, tempérament trempé dans l’acier, ce que les hommes considèrent comme une souillure indélébile. 





crédit Pascal Victor / Artcomart



La mise en scène de cette pièce sensuelle, âpre, signée par Jean-Louis Martinelli baignée dans l’incertitude du brouillard et des fureurs de la mer, figure de la fatalité, dévoreuse d’hommes et symbole de la liberté absolue, emporte le spectateur dans une dimension onirique à la limite de l’oxymore scénique à la fois claustrophobe et infini. Les décors glauques, grisâtres posent sur la trame narrative une lumière funeste au goût de cendre et de fin du monde où l’espoir n’a plus place.

Mélanie Thierry est lumineuse en créature si frêle et si forte, fille perdue et innocente, qui refuse d’appartenir à qui que ce soit, ni à son père ni à cet amoureux échappé des flots, qui refuse même de se révéler tout à fait. Incarnation mystique de la force vitale, puissante image de la féminité assumée, de l’indépendance, elle fait face à la crudité de la vie et à la fragilité des hommes, ces personnages nomades maladroits et frustes confrontés à cette muse brisée. Leucothée, déesse protectrice des marins, faite de chair et de sang en quête de rédemption. Elle prête à Anna une fougue toute en nuances et expressivité, un tempérament de feu défiant le chaos de son destin.

Féodor Atkine, patriarche dévoré par ses démons, le whisky et la mer qui l’obsède, le torture, le possède est superbe à la fois cocasse et tragique, d’une rare justesse dans l’interprétation d’un personnage submergé par l’alcool et les remords, au bord de l’abysse. Stanley Weber, en demi-teinte dans la première partie de la pièce se révèle pleinement sur le tard dans la violence d’un homme primaire dépassé par ses sentiments. Physique charismatique, il fait songer à Marlon Brando dans Un tramway nommé désir sans pour autant attendre l’intensité du monstre sacré.






Il existe une rivalité entre le père absent qui aimerait retrouver sa place et le prétendant. Tous deux  projettent chacun sur Anna, l’image qui leur convient le mieux, image facile, si éloignée de la complexité de cette femme aux visages multiples. Cet élément narratif donne à l’intrigue une profondeur intéressante. Les décors tout d’atmosphère se déploient dans une épure absolue, tout en émotion, presque angoissants. A travers les vapeurs du brouillard, surnage la nostalgie de l’ailleurs, des voyages si loin de la réalité sordide du présent. Anna Christie est une histoire poignante, torturée, valsant avec fureur entre le mélo et la tragédie, teintée d’un fatalisme où les espoirs brisés pourraient peut-être enfin trouver une résolution presque heureuse.

Anna Christie
Pièce écrite par Eugène O’Neill adaptée par  Jean-Claude Carrière
Mise en scène : Jean-Louis Martinelli
Interprètes : Mélanie THIERRY, Stanley WEBER, Féodor ATKINE, Charlotte MAURY-SENTIER
1 place Dullin - Paris 18
Tél : 01 46 06 49 24