Été 1942, les bombardements menacent Bruxelles. Les parents d'Adrienne, quatre ans, et Jacqueline, sept ans, envoient leurs filles loin de la ville, chez leurs grands-mères le temps que passe l'orage. La soeur aînée cacochyme, Jacqueline part chez la tendre grand-mère paternelle. Adrienne atterrit chez "Bonne-maman de Gand", la grand-mère maternelle acariâtre. La vieille femme prénommée Alberte va s'ingénier à persécuter sa petite-fille, portrait crachée de sa propre fille, Astrid, qu'elle exècre. Dès le premier matin, elle sévit sous la forme d'un petit-déjeuner composé de café au lait et de harengs au vinaigre. Adrienne vomit. La vieille la force à tout ravaler. Dans la terreur de la situation, l'incompréhension, Adrienne s'accroche à une formule salvatrice : "tant mieux". Ce mantra volontariste lui permettra de faire face aux aléas d'un univers d'adultes violents et toxiques. Elle surmonte l'ennui des journées enfermée dans une pièce poussiéreuse avec pour seul jouet une cuillère en bois, devenue poupée par la force de l'imagination et prénommée Maïzena. La malveillance de sa grand-mère s'adoucit un peu quand Adrienne manifeste de l'intérêt pour Pneu, le chat. Les félins sont les seules créatures à susciter l'affection de Bonne-maman.
De retour à Bruxelles, Adrienne voit le monde différemment. Elle perce à jour la dualité de sa mère Astrid, figure bourgeoise qui, côté lumière, vit dans le besoin de briller et de séduire - jusqu'à s'acoquiner avec un collaborateur qui fait du marché noir -, et côté ombre fait disparaître les chats du quartier dans des mises en scène macabres. Adrienne ouvre les yeux sur le mode de fonctionnement du couple de ses parents, l'adultère comme norme, la violence de son père, figure jusque-là affable, envers sa mère.
"Tant mieux", trente-quatrième livre publié d'Amélie Nothomb, millésime 2025, rend hommage à sa mère disparue en 2024, à l'âge de 86 ans. Pendant de "Premier sang" (Prix Renaudot 2021), le roman naturaliste du père décédé en 2020, le roman de la mère prend, en ouverture, la forme du conte. Une fillette est confrontée, le temps d'un été au sein d'une maison sinistre, au caractère atrabilaire d'une vieille femme, sorte de sorcière malveillante.
Cette fiction librement inspirée de la vie de sa mère s'inscrit dans la tradition du récit d'apprentissage teinté d'une fantasmagorie propre à l'autrice où la cruauté flirte avec la félicité. Amélie Nothomb y raconte les mésaventures qui ont forgé le caractère si particulier de sa mère, ici rebaptisé Adrienne. L'enfance se mue en univers d'un romantisme sombre, torturé, crépusculaire, tout en préservant une forme de candeur puissante. En fonds sonore, les échos de la guerre n'atteignent que peu les fillettes de ce conte. Les terreurs psychologiques croisent les souffrances physiques à un autre niveau, narration intime.
Adrienne manifeste sa résistance mentale dans un mantra magique, "tant mieux". Elle apprend la dissimulation, de "la duplicité". La nécessaire clairvoyance mène à l'acceptation, puis à une déclaration d'indépendance. Astrid, la mère, n'a jamais tout à fait surmonter les traumas d'une enfance malheureuse, privée d'affection. Les fêlures narcissiques, les manques s'expriment au travers de troubles de l'identité, une dualité synonyme, un temps de survie. À l'âge adulte, aux frontières de la folie, elle sait faire bonne figure en société. Mais l'image lisse, façade radieuse, est écornée par les liaisons douteuses, les accointances de mauvais goût et en secret, une haine aussi sanguinaire que dévorante vouée aux chats voleurs d'amour maternel, des rapports violents avec son époux. Parmi ses enfants, elle n'aime que la fille qui lui ressemble.
Dans les derniers chapitres, la romancière reprend la parole pour dire l'amour qu'elle éprouvait pour sa mère, cette folle passion envers celle qui lui a enjoint de la séduire pour en mériter l'affection. Prose alerte, effilée telle une lame, Amélie Nothomb cultive l'art de conter les pires horreurs et les délices les plus raffinés avec l'allégresse d'un optimisme qui rappelle le "tant mieux" maternel.
Tant mieux - Amélie Nothomb - Éditions Albin Michel
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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