Lundi Librairie : Si j'avais ton visage - Frances Cha

 


Quatre jeunes femmes habitent le même immeuble de Séoul, un officetel, bâtiment typique qui concentre des appartements aux surfaces modestes et loyers modérés. Beauté fracassante obtenue dans la douleur à grand renfort de chirurgie esthétique, Kyuri occupe une place de choix dans un bar à hôtesses haut de gamme. Elle y croise businessmen, célébrités, rejetons héritiers des grands conglomérats. Lorsqu'elle s'entiche d'un riche client, elle dépasse les bornes lorsqu'elle apprend qu'il est promis à un mariage arrangé. Miho, orpheline élevée dans le cadre une fondation caritative, a obtenu une bourse afin de poursuivre un cursus universitaire à New York. Intégrée au groupe des jeunes Coréens issus de familles aisées qui avaient les moyens d'étudier à l'étranger, elle fait ses premiers pas dans le monde de l'art. De retour en Corée, elle fréquente un héritier en vue dont les relations pourraient l'aider à se faire un nom en tant que plasticienne. Wonna, employée de bureau, piégée dans un mariage sans amour, est mue par un désir d'enfant malgré une situation financière précaire et le coût faramineux d'une éducation en Corée du Sud. 

Ara, coiffeuse, muette depuis une agression lorsqu'elle était lycéenne, entretient une passion maladive pour un groupe de kpop, obsession comme un exutoire aux frustrations de l'existence. Sujin, sa colocataire, travaille dans un salon de manucure. Après avoir économisé autant qu'elle pouvait, elle s'endette afin de se faire opérer au sein d'une prestigieuse clinique esthétique recommandée par Kyuri. Elle espère avec un nouveau visage pouvoir accéder à l'univers des bars à hôtesses de luxe. L'intervention sur sa mâchoire, la plonge dans des souffrances terribles et la laisse défigurée durant des mois avant le résultat final.

Roman réaliste, cru, frondeur, "Si j'avais ton visage" porte un regard aussi lucide que désabusé sur la société sud-coréenne. Dans ce premier ouvrage, Frances Cha, journaliste américaine d'origine coréenne, expérience de grand reporter à Séoul pour CNN, donne chair aux spécificités du pays marqué par un profond ancrage traditionnel sous des allures de grande modernité, confronté aux défis contemporains universels. Voix générationnelle, elle aborde à travers les voix de quatre femmes aux parcours contrastés les aspects frappants d'une société patriarcale, matérialiste, obsédée par les apparences. Frances Cha décrypte des phénomènes plus complexes que les images lisses diffusées par le biais de l'industrie du divertissement, le soft power hallyu et en particulier les inégalités entre les classes sociales, entre les sexes. 

La société conservatrice sud-coréenne impose aux individus de se plier aux conventions, d'embrasser les codes sans les remettre en question. Faire carrière n'est possible qu'à condition d'être diplômé de l'un des cinq grandes universités, état de fait qui entraîne des frais considérables pour les parents qui investissent des sommes considérables dans l'éduction de leurs enfants. Cette société hiérarchisée dont l'ascenseur social semble en panne, est dominée par une caste à part, les chaebols, les familles propriétaires des grands groupes du pays, fleurons de l'industrie coréenne. 

Oeuvre polyphonique, récit choral, "Si j'avais ton visage" donne la parole tour à tour à Kyuri, Miho, Wonna et Ara. L'auteure souligne le courage des femmes, l'espoir de la sororité dans un monde impitoyable, les compromissions et la résilience nécessaires pour surmonter les difficultés. Avec empathie et tendresse, Frances Cha se penche sur ces parcours humains et à travers eux sur la condition des femmes en Corée du Sud. Restrictions d'une structure patriarcale, carcan de la tradition, les injonctions sociétales voudraient les cantonner à des rôles stéréotypés, la maman et la putain, l'épouse et la maîtresse, elles aspirent à des situations différentes, désirs d'émancipation. La fracture sociale est manifeste entre les citoyens lambda et les ultra-riches vivant dans une opulence ostentatoire, dont les héritiers se conforment à des mariages arrangés entre familles possédantes.

Frances Cha aborde également la question des standards de beauté et la normalisation de la chirurgie esthétique qui se diffuse dans toutes les couches de la société. La trame du roman se constitue des grandes thématiques sociétales, baisse de la natalité due notamment aux conditions économiques, violence domestique, santé mentale, harcèlement et violence scolaire, industrie du spectacle, Kpop et culte de la célébrité. La romancière évoque la culture des bars à hôtesses, au sein desquels les entreprises organisent des soirées dont les salariées sont exclues, réunions festives au cours desquelles se concluent des accords, se signent des contrats. Les hôtesses en charge de divertir les clients leur tiennent compagnie, les font boire, système hypocrite alors que la prostitution est officiellement interdite en Corée du Sud. 

Si j'avais ton visage - Frances Cha - Traduction Claire Allouch - Éditions Hauteville



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.