Le succès fulgurant rencontré par Alice, écrivaine irlandaise, l'a plongé dans une profonde dépression au point de la conduire à l'hôpital. Désormais, la trentenaire s'est retirée loin de la capitale au sein d'un ancien presbytère d'une petite ville balnéaire sur la côte Ouest. À Dublin, son amie depuis l'université, Eileen, assistante éditoriale au sein d'une revue littéraire, se remet difficilement de sa rupture avec Aidan, son compagnon de longue date. Alice fait la connaissance de Felix, manutentionnaire bisexuel, via une application de rencontres. Leur premier rendez-vous est un désastre mais ils entament néanmoins une relation malgré la différence de milieu social. Eileen renoue avec un béguin d'adolescence, Simon, un peu plus âgé qu'elle, qui travaille pour une ONG auprès des réfugiés. Il semble qu'il n'ait qu'un défaut, sa ferveur religieuse.
Sally Rooney, voix de la génération X, les milléniaux, s'attache à la création d'un univers identifiable, une façon de décrire le monde et les relations. Son écriture se caractérise par de la sobriété du style, les effets de loupe, sens du détail significatif, de la mise en scène et des dialogues affûtés. Elle entretient des effets naturalistes en disposant ses personnages sous l'éclairage cru d'un réalisme pas exempt de mélancolie.
Le titre du roman emprunté à un vers de Friedrich Schiller, extrait du poème "Les dieux de la Grèce", se lit à l'instar d'un mode d'emploi du passage à l'âge adulte et l'insignifiance de nos quotidiens confrontés à l'idée d'effondrement de la planète et de la civilisation, l'humanité au bord de l'extinction. Sally Rooney une forme de nostalgie de l'innocence, du temps de l'inconscience. Militante, elle accorde une place particulière à l'introspection sociale, les rapports de domination dans une société capitaliste qui détruit l'écosystème et les individus.
Alice et Eileen refont le monde à travers une correspondance épistolaire sous la forme d'échanges de courriels. Sans tabou, elles partagent les détails de leurs vies, le sexe, l'amour, les angoisses existentielles, la politique, instantanés naturalistes écrits à hauteur de femme. Cette configuration particulière induit un effet général de distanciation. Les deux protagonistes principales entretiennent par leur discours les apparences. Mais la romancière en soulève le voile par l'expression écrite de leurs préoccupations qu'elle leur confère, les reliefs particuliers accordés à certains éléments, les non-dits.
Les personnages ont conscience du paradoxe de leur attitude. Elles placent les relations amoureuses, la vie sentimentale et sexuelle au coeur de leurs préoccupations quotidiennes alors que le monde s'écroule, entre guerres et crise climatique, que l'espèce humaine court à sa perte. Leur lucidité sur l'avenir de la planète s'inscrit dans un mouvement presque philosophique, sorte de nouveau romantisme noir, où les angoisses existentielles et la désespérance prennent un tour tragi-comique à défaut d'en pleurer.
Crise de la modernité, peinture vibrante, Sally Rooney embrasse les marqueurs de l'époque, les réseaux sociaux, les applications, de rencontre, de conversation. Les protagonistes s'étourdissent au gré de soirées alcoolisées. Ils vivent la galère des incertitudes laborieuses, expérimentent la lutte des classes contemporaine, manifestent sentiments, angoisses, peurs, et satisfactions. Il parait difficile de ne pas voir en Alice, romancière en proie au doute, un double de fiction de Sally Rooney. Le personnage permet à l'autrice de mener une réflexion sur le succès fulgurant, la reconnaissance, la réussite et la célébrité comme fardeaux. "Où es-tu monde admirable" trace un tableau sensible de la condition humaine contemporaine. Avec intelligence, humour noir et justesse.
Où es-tu monde admirable - Sally Rooney - Traduction Laetitia Devaux - Éditions de l’Olivier - Poche Points
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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