Antoine Leperlier (né en 1953), "Ni peintre, ni verrier, ni sculpteur" selon le titre d'un documentaire de Bérengère Casanova, ambitionne de représenter le temps, l'espace, la mémoire. Il cherche une forme d'expression artistique pérenne, toute de transparence et de lumière, susceptible de traduire dans la matière le passage du temps. Quête d'absolu, il tente de capturer l'insaisissable en réalisant la synthèse alchimique du flux et du fixe. L'instant cristallisé du processus créatif suspend le mouvement irrépressible du temps. La pratique d'Antoine Leperlier dépasse les clivages, celui hérité de la Renaissance entre art majeurs et arts mineurs, et la dichotomie contemporaine, art du concept et art des matériaux. Il dénonce la prédominance du langage et du concept, pour célébrer, dans la réalisation des oeuvres, l'intervention de la main de l'homme. Par ce biais, il décloisonne les catégories arts et métiers d'art, ouvre un espace artistique à redéfinir, exempte de hiérarchie.
Héritier d'une lignée d'artistes, Antoine Leperlier développe son intérêt pour le verre auprès de son grand-père François Décorchemont (1880-1971), l'un des principaux acteurs du renouveau des arts du feu au XXème siècle. Ce dernier a perfectionné la technique de la pâte de verre, hybride de verre et de céramique, pour créer la pâte de verre fine puis épaisse et diaphane avant d'inventer la pâte de cristal. Aujourd'hui, Antoine Leperlier perpétue cette appétence pour l'expérimentation technique et empirique. Par la manifestation de l'intention couplé à l'intervention du hasard, il cherche à saisir dans la matière le temps qui passe. Le mouvement irrépressible de la vie s'incarne dans la matérialité mouvante, l'élasticité du verre en fusion.
Le Musée du Verre François Décorchemont à Conches-en-Ouche lui consacre une rétrospective "Antoine Leperlier. Donner forme au temps", qui éclaire les grandes phases de son parcours. La sélection de quatre-vingt-dix oeuvres figuratives et abstraites témoigne d'une démarche plastique et philosophique. Suites, cycles et chaînons de transition explicitent l'évolution d'une vision, depuis les premières pièces proches des réalisations de son aïeul, aux éléments figuratifs marqués par l'histoire, têtes de gorgone, vanités, natures mortes, jusqu'à l'abstraction pure des travaux les plus récents.
À partir de 1968, lors de son temps libre, le jeune Antoine Leperlier assiste François Décorchemont dans son atelier de Conches-en-Ouche. Par la suite, il poursuit des études de philosophie, d'arts plastiques et sciences de l'art à la Sorbonne et à l'École du Louvre. En 1978, il rallume les fours dans l'atelier de son aïeul. À l'occasion de ses premières recherches, à défaut d'avoir été formé, il puise dans les carnets de son grand-père, notamment ses travaux sur les matériaux.
Son frère Étienne Leperlier (1952-2014) le rejoint en 1980. Le travail d'Antoine Leperlier fait l'objet d'expositions nationales et internationales, au sein de galeries d'envergure et de grandes institutions muséales dès 1982. Il est nommé maître d'art en 1994. Deux ans plus tard, il ouvre son propre atelier et s'oriente vers de nouvelles voies détachées de l'héritage familial. Il est distingué en 2001 par le prix Liliane Bettencourt
À la disparition de son frère en 2014, Antoine Leperlier développe un nouveau processus et travaille en prise directe avec la matière sans préparatifs. Il cherche à renouveler sa pratique, à se détacher de "l'art de l'ingénieur" et des dessins préalables pour embrasser la part de hasard. La conception échappe à la maîtrise totale, qui demeure illusoire quel que soit le chemin parcouru.
Antoine Leperlier cite volontiers, André Breton, Arthur Schopenhauer, Gilles Deleuze pour mieux évoquer l'intervention du hasard. Au gré des circonstances, la liberté prise par la matière vient souligner la dimension aléatoire du travail du verre. La fluidité de la forme procède du lâcher-prise. Le résultat final, forme cristallisée du temps figé dans l'instant, est également la manifestation d'un désir à un niveau supérieur, désir et volonté imprimés dans l'action réalisatrice.
Antoine Leperlier entretient l'idée d'une transformation artisanale des matières premières. Cette idéologie de l'implication de l'artiste à un niveau élémentaire s'inscrit à rebours des préceptes duchampiens qui nient l'intervention du concepteur dans la réalisation, celle-ci étant déléguée au faiseur. Antoine Leperlier revendique la double casquette, symbiose révélatrice de sens. La prise de décision dans l'instant réel de conception fait en sorte que quelque chose advienne. Le verre espace mental dans lequel s'inscrit la mémoire de l'instant traduit alors une certaine idée de la temporalité. L'énergie nécessaire à la réalisation, la performance, vient nourrir la conception étendue de la figure, la représentation, l'image. Giclées, dilutions, éruptions, bulles, le surgissement inattendue de la beauté relève la fugacité de l'instant figée dans la matière.
Les pièces abstraites aux allures de peintures sculptées et les aquarelles étonnent par leurs similitudes. Dans ses dernières études, Antoine Leperlier associe le verre et la céramique, l'un fluide, insaisissable, à la forme réversible, l'autre fixé, irréversible, temps figé de la mémoire. Par cette hybridation de deux formules chimiques très similaires aux effets radicalement différents, il cherche l'incarnation d'un paradoxe. L'interaction des propriétés physiques et chimiques tourne à la méditation visuelle, contemplation onirique.
Antoine Leperlier. Donner forme au temps
Jusqu'au 1er décembre 2024
Musée du Verre François Décorchemont
25 Rue Paul Guilbaud - 27190 Conches-en-Ouche
Tél : 02 32 30 90 41
Horaires : Ouvert de mars à novembre - Du mercredi au dimanche de 14h à 18h
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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