Lundi Librairie : Dans le café de la jeunesse perdue - Patrick Modiano

 

Un étudiant des Mines se souvient du temps passé, au début des années 1960, dans un café de l'Odéon. Écrivains vieillissants, étudiants, artistes, chacun porteur de secrets, de rêves, se croisaient sur les banquettes du "Condé". Chaque jour, Louki, jeune femme de vingt-deux ans, apparemment sans attaches, s'attablait au fond du café, un livre "Les Horizons perdus" de James Hilton jamais ouvert posé devant elle. Pierre Caisley détective privé, ancien des Renseignements Généraux, a été chargé par le mari de Jacqueline de retrouver sa trace. Louki prend elle-même la parole pour évoquer son enfance difficile, auprès d'une mère danseuse au Moulin Rouge, son adolescence troublée, les fugues, la fréquentation des lieux interlopes de Pigalle, les relations équivoques, les mauvaises rencontres. Elle dit la drogue et les hommes, Jean-Pierre le mari un agent immobilier ennuyeux, Roland le jeune amant, Guy de Ver figure de l'ésotérisme. Roland, écrivain en devenir, est le dernier à intervenir pour raconter sa rencontre avec Louki.

Dans ce roman publié en 2007, Patrick Modiano peint un tableau vivant du Paris au lendemain de la guerre, ses figures au passé trouble, la bohème du Quartier Latin. Il place en exergue une citation de Guy Debord inspirée par Dante et le début de "La Divine Comédie" : « À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. »

L'époque indécise s'incarne dans le café lieu de passage sans mémoire, lieu des liens éphémères, au gré du ballet des habitués et de leurs rituels. Au fil du récit polyphonique, quatre narrateurs se succèdent, Bowing l'étudiant, Pierre Caisley, le détective, Jacqueline alias Louki le personnage central puis Roland, double de fiction de l'auteur. 

Patrick Modiano réunit les fragments d'une existence, mémoire morcelée, éparpillée entre les quatre intervenants, pour former un portrait de femme complexe. L'énigmatique Louki ne semble trouver goût à l'existence que dans la fuite, fuir sa mère, fuir le domicile conjugal puis les nouvelles connaissances. Cette fiction nourrie d'éléments biographiques met en scène les motifs modianesques familiers, le hasard des rencontres et les nappes du souvenir qui déferlent dans un vertige. 

Les bribes des vies antérieures s'imposent dans la réalité. Ces images obsédantes décolorées hantent des personnages caractérisés par leurs avenirs incertains. Ils ne se connaissent pas eux-mêmes et portent des masques pour dissimuler leurs identités. Ils ne se révèlent jamais tout à fait, préférant les apparences fantasques à l'expression sincère de leurs doutes, leurs angoisses. Dans leur candeur, ils se persuadent d'avenirs grandioses, prennent des postures. 

La dérive inéluctable s'impose dans le flottement des incertitudes, le vacillement des destins, atmosphère crépusculaire. Les pièces du puzzle s'emboîtent progressivement sans donner d'explication. Demeure une impression prégnante de nostalgie douloureuse.

Dans le café de la jeunesse perdue - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.