Théâtre : Les chaises, d'Eugène Ionesco - MES Thierry Harcourt - Avec Frédérique Tirmont et Bernard Crombey - Le Lucernaire - Jusqu'au 10 mars 2024



Le Vieux, quatre-vingt-quinze ans, et la Vieille, quatre-vingt-quatorze ans, vivent sur une île désertée, dans une maison isolée de tout, battue par les flots. Chaque soir dans leur complète solitude, ils déroulent le fil de la mémoire. La Vieille termine les phrases du Vieux qui ressasse des anecdotes cent fois racontées. Les regrets valsent avec les remords. Les souvenirs leur vie commune diffèrent et révèlent les fêlures, notamment l'enfant qu'ils n'ont pas eu qui pourrait aussi bien être un fils décédé. La fin approche. Le couple décide de réunir une dernière fois toutes les figures de leur existence. Ils convoquent des invités énigmatiques, foule de convives invisibles, assemblée fantôme. La Vieille s'attache à les recevoir avec tous les honneurs dans un ballet de chaises qui accélère et prend un tour inquiétant. Le Vieux a passé toute son existence à rédiger un ultime Message destiné à l'humanité. Il a choisi l'Orateur pour le révéler.  

Écrite en 1951 et montée pour la première fois en 1952 au Théâtre Lancry, "Les chaises", d'Eugène Ionesco, témoigne des principaux aspects de l'oeuvre du dramaturge. Cette réflexion sur le grand âge et le temps qui passe commente puissamment l'inexorable décrépitude et le destin commun, fin inéluctable. Questionnement existentiel, sens de la vie, quête d'un absolu, la farce tragi-comique s'inscrit dans une forme d'étrangeté troublante. Le burlesque y côtoie le drame d'une angoissante banalité, celui de la condition humaine, intuition fulgurante de son absurdité. La détresse se distille. La folie guette. Le surgissement du fantastique bouleverse le quotidien monotone des vies en suspens en attendant la mort. Cocasse, cruel, terrible.

Au Lucernaire, Thierry Harcourt signe une mise en scène efficace, mécanique de précision qui embarque le récit dans un tourbillon haletant. La présence / absence des convives dresse le constat de la vacuité des mots irréfragables et inaudibles. La multiplication des chaises représente symboliquement la conscience débordée par les sentiments, les appréhensions, les frustrations, l'ennui, le désastre moral. La prolifération outrancière traduit dérèglement vertigineux, façonne le sentiment d'angoisse croissant. La logique s'efface dans cette course folle, accélération jusqu'à la perte de contrôle totale. La réalité désormais exempte de consistance se dissout dans la poésie. La puissance de la démesure alimente une réflexion métaphysique au sujet de  la liberté individuelle, la dignité.




Frédérique Tirmon, dans le rôle de la Vieille portée par l'admiration, l'affection pour son époux, et Bernard Crombey, dans celui du Vieux défini par la terrible incapacité à délivrer son message, sont remarquables. Flétris par une vie de non-réalisation, ces personnages animés par l'énergie du désespoir n'en demeurent pas moins soudés par l'amour et la complicité. Les comédiens interprètent avec sensibilité leur frénésie fiévreuse, la tendresse partagée. Les éclats de rire et la connivence

L'imaginaire à l'oeuvre prend le contrepied de la terrible réalité. Naturalisme et onirisme sont intimement intriqués. Les envolées lyriques basculent, instants suspendus de poésie, vers les moments absurdes d'un cauchemar fébrile. Il faut accepter de ne pas comprendre, de trouver une cohérence dans l'absurde et le non-sens.

Les chaises, d'Eugène Ionesco
Jusqu'au 10 mars 2024
Du mardi au samedi à 18h30 - Dimanche 15h

Avec Frédérique Tirmont et Bernard Crombey
Mise en scène Thierry Harcourt assisté de Clara Huet
Musique Tasio Caputo
Lumière Thierry Harcourt et Pascal Araque
Costumes Laurent Mercier
Production Compagnie Macartan
Coproduction Théâtre Montansier, Comédie de Picardie, Richard Caillat – Arts Live Entertainment – Fimalac Culture
Soutien Adam

Le Lucernaire - Théâtre Noir
53 rue Notre-Dame-des-Champs - Paris 6



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.