Lundi Librairie : Quartier perdu - Patrick Modiano

 


Ambrose Guise, auteur britannique à succès, se rend à Paris afin de conclure un accord avec son agent littéraire. Plein été, la ville écrasée de chaleur, désertée par ses habitants, s'anime à peine sous le flux de rares touristes. Impression tenace d'irréalité. De retour à son hôtel après un rendez-vous au sujet de l'adaptation japonaise de ses romans d'espionnage, il découvre un dossier. Fiches de police, informations inquiétantes surgies du passé, des noms, des adresses. Il y a vingt ans, une suite d'évènements malheureux a contraint Ambrose Guise à quitter Paris dans l'urgence et changer d'identité. Il était à peine majeur, il s'appelait alors Jean Dekker, fils d'une danseuse anglaise abandonnique. Jeune homme indécis, électron libre sans attache, sans projet, un ami avocat lui avait suggéré d'écrire. Dans le sillage de Carmen héritière fortunée, Jean se laissant happé par la fête débridée dans les clubs des Champs Elysées, atmosphère de scandale, d'excès, de sexe, de drogue. Très seul, il s'était reconstitué une famille dans les milieux interlopes de la nuit parisienne, parmi ses marginaux flamboyants, mondains, acteurs en perte de vitesse, proxénètes et vénus mercenaires, personnalités troubles du monde hippique, couples libertins.

Dixième roman de Patrick Modiano, Prix Nobel de littérature 2019, publié en 1985, "Quartier perdu" entraîne le lecteur dans les pas du narrateur, promenade à travers la ville, rive droite cossue. La chronologie incertaine, trois mois à la temporalité évanescente, contraste avec la précision des lieux fréquentés autrefois, lieux hantés au pouvoir d'évocation violent, le grand rez-de-chaussée aux volets clos de la place de l'Alma, appartement rue de Courcelles, en face de la Maison Loo.

Aux pans entiers de la mémoire évanouis s'oppose le souvenir fidèle de la topographie parisienne, le cadre des événements. Le récit parcellaire, itinéraire poétique aux accents de polar, distille une inquiétude prégnante, presque un suspense. Au gré de son errance dans un Paris crépusculaire, Jean-Ambrose croise parfois des figures familières qui ont terriblement changé. La sensation de décalage nourrit le mystère. Pour lever le voile sur une vision du passé énigmatique, il s'accroche aux détails. Les éléments raniment le souvenir par fulgurances. Patrick Modiano joue sur les effets de réapparition, clignotement dans le brouillard, de délitement, l'impression de flottement produite par les fragments manquants. 

L'enquête sur la piste du passé, cette part d'ombre auquel le narrateur se confronte désormais à l'âge de la maturité s'appuie sur une partition familière, aux motifs typiquement modianesques : histoire de réinvention, de double identité l'auteur, son alter ego de fiction, déroute personnelle, mère danseuse, le deuil et l'effroi, histoire de marché noir durant l'Occupation, trafic de stupéfiants dans les milieux les plus troubles. Patrick Modiano, musicalité de la langue, vertige nostalgique, dit le temps suspendu de la réminiscence, le surgissement par bribe d'un passé révolu.

Quartier perdu - Patrick Modiano - Éditions Gallimard - Poche Folio



Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.