Paris : Histoire des bouquinistes des quais de Seine, une tradition depuis le XVIème siècle. Symboles des berges de Seine, activité patrimoniale, vente de livres anciens, vieux papiers, revues, estampes et gravures


Les bouquinistes de Paris animent chaque jour la plus grande librairie à ciel ouvert. Leurs guérites vertes associées au paysage des quais de Seine, berges classées au patrimoine de l’Unesco depuis 1991, perpétuent la légende de carte postale. Chiner le long du fleuve, au fil de la promenade, découvrir quelques trésors cachés, ces activités appartiennent à l’imaginaire parisien idéal, prisé dans le monde entier. La corporation séculaire remonte au XVIème siècle et à la tradition des colporteurs, vendeurs de livres d’occasion. Du pont Marie au pont des Arts rive droite, du pont Sully au pont Royal, rive gauche, les deux-cent-quarante bouquinistes, déploient près de neuf-cent-cinquante boîtes, sur trois kilomètres de quais. Ils proposent aux visiteurs trois-cent-mille livres d’occasion, les célèbres « bouquins ». Selon le Littré, le terme contemporain dérive de l’ancien « boucquain », lui-même issu du flamand « bouckjin » petit livre. L’édition 1762 du dictionnaire de l’Académie française intègre le terme bouquiniste : « Celui qui vend ou achète de vieux livres, des bouquins ».

La Ville de Paris demeure propriétaire des emplacements où exercent ces commerçants d’un genre un peu particulier. La municipalité délivre sur dossier des autorisations d’occupation d’une durée de cinq ans. Les bouquinistes inscrits au registre du commerce et des sociétés, souvent autoentrepreneurs doivent fournir un justificatif chaque année. Spécificité du modèle micro-économique, soutien à cette tradition et à leur savoir-faire, ils sont exemptés de loyer. Les concessions disséminées sur les parapets, longues de huit mètres peuvent accueillir quatre boîtes. Leur modèle agréé par l’administration détermine un gabarit réglementé, longueur d’environ 2 mètres, largeur de 0,75 mètres. Les hauteurs fermées diffèrent selon les emplacements : côté Seine 0,60 mètres, côté quai 0,35 mètres. 

En contrepartie de l’absence de taxes et de loyer, les bouquinistes sont soumis à des obligations. Le règlement leur impose d’ouvrir au moins quatre jours par semaine sauf intempéries. Leur activité principale doit nécessairement être le commerce de vieux livres, livres d’occasion, vieux papiers, gravures et estampes. Sur les quatre boîtes, trois sont réservées aux livres la quatrième pouvant être consacrée à la brocante, monnaies, médailles, cartes postales, objets variés, souvenirs de Paris.










La presse à bras perfectionnée par Gütenberg en 1494 révolutionne l’industrie du livre. L’Université de Paris en acquiert une très tôt. Tout autour du Quartier Latin, l’activité d’imprimeur éditeur se développe. La diffusion des livres imprimés prend rapidement de l’ampleur ainsi que le marché de l’occasion. Sur les quais de Seine dès le début du XVIème siècle, les colporteurs chargés de boîtes qu’ils portent sanglées autour du cou, en bandoulière et les « estaleurs » qui étalent leurs marchandises sur des toiles directement au sol ou sur des tréteaux mobiles investissent les quais maçonnés des Grands Augustins et Conti rive gauche, et des quais de Gesvres et de la Mégisserie rive droite. Cette vente à la sauvette, sans réglementation, propice à la distribution de pamphlets politiques, de gazettes variées parmi lesquelles certaines sont interdites, se caractérise par son manque de contrôle. En 1577, un arrêt royal assimile les marchands de livre d’occasion à des « larrons et receleurs ».

Le Pont Neuf inauguré en 1606, devient leur site de prédilection. Les libraires officiels qui s’acquittent de nombreuses taxes s’émeuvent de la concurrence déloyale. Un décret municipal de 1649 interdit les boutiques portatives et autres étalages sauvages sur le Pont Neuf. Les marchands ambulants chassés reviennent soumis à de nouveaux agréments délivrés par la municipalité. 

A la Révolution, l’édition en crise imprime peu de livres tandis que la presse politique connaît un essor conséquent, journaux et pamphlets. Entre nationalisation et pillage, les bibliothèques des aristocrates et du clergé sont dispersées, nouvelles mannes qui vient nourrir le commerce des libraires ambulants.

Au cours du Premier Empire, Napoléon Ier prend un ensemble de mesure visant l’embellissement de la capitale et l’amélioration des infrastructures. Les transformations urbanistiques se multiplient telles que l’amélioration du réseau d’égout, celui de l’eau et la création d’un certain nombre de fontaines. Les quais maçonnés se généralisent. Les bouquinistes accèdent à une reconnaissance officielle. Ils acquièrent un statut administratif qui les assimile aux commerçants de la ville.

Le 10 octobre 1859, sous le Second Empire, la publication d’un règlement spécifique de l’activité des bouquinistes délivre les premières concessions. Ils obtiennent chacun 10 mètres de parapet contre un droit annuel de tolérance de 26,35 francs et 25 francs de patente, pour une autorisation d’ouverture du lever au coucher du soleil. Les bouquinistes sont dans l’obligation de remiser les livres chaque soir. L’interdiction de laisser sur place leur marchandise perdurent. Ils utilisent des boîtes de faible dimension facilement manipulables et transportables.

En 1891, un arrêté municipal officialise la pérennité des boîtes des bouquinistes et autorise le dépôt permanent des marchandises sur le lieu de vente attribué, y compris la nuit. Un recensement comptabilise en 1892 cent-cinquante-six bouquinistes et mille-six-cent-trente-six boîtes. Aujourd’hui, deux-cent-quarante commerçants tiennent boutique le long de la Seine, pour un nombre de guérites compris entre neuf-cents et neuf-cent-cinquante. En 1900, la Mairie impose la couleur « vert wagon » aux boîtes, celle mobilier urbain. En 1930, une nouvelle réglementation fixe les dimensions et limite la hauteur à 2m10 couvercle relevé. Le 27 janvier 1943, un décret de la Préfecture réduit la longueur d’exploitation à 8 mètres. 









En 2009, à la suite de signalements variés, la Mairie de Paris, qui peut rompre à tout moment les agréments, adresse une série d’avertissements aux bouquinistes qui ne respectent pas leurs engagements. Si la réglementation leur impose de proposer une offre adaptée aux amateurs de vieux livres, l’activité traditionnelle est de fait bousculée par la réalité du terrain. Avec l’évolution de la fréquentation, la clientèle majoritaire se compose de touristes non francophones. Les livres se vendent moins bien que les souvenirs de Paris. À proximité des monuments parisiens, notamment autour de l’Hôtel de Ville et de Notre-Dame, la tentation de se spécialiser en bibelots mène à des dérives. Pourtant les bouquinistes ne sont pas soumis aux mêmes taxes que les marchands de souvenirs auxquels ils font souvent face. Certains estiment que l’offre livres et gravures est insuffisante pour faire vivre leur commerce. En contrepartie du respect de la règlementation, la Mairie propose une assistance, enlèvement les graffitis, aide à l’ouverture d’un site internet et nourrit un projet de rénovation des boîtes. 

En 2009, la création de l’Association culturelle des bouquinistes de Paris que préside Jérôme Callais, bouquiniste historique, vient appuyer la défense d’une activité artisanale et de ses savoir-faire. Les professionnels du livre ancien déploient des trésors de créativité pour susciter la curiosité. A travers leur commerce, porteur de valeurs humaines, l’importance de la rencontre, de l’échange, du dialogue renouent des liens entre les gens. Le premier festival animé par une cinquantaine de bouquinistes est créé en 2014.

Le 6 février 2019 le Ministère de la Culture inscrit les bouquinistes des quais de Seine au patrimoine culturel immatériel de l’inventaire français, reconnaissance nationale et condition préalable nécessaire à la candidature au patrimoine mondial de l’Unesco soutenue par l’Association culturelle des bouquinistes de Paris.

Le modèle économique de ces commerces a été frappé de plein fouet par les événements des années précédentes et la diminution de la fréquentation liée à la chute du tourisme. Mouvements sociaux, manifestations des gilets jaunes, crise sanitaire du Covid19, incendie de Notre-Dame, les bouquinistes de Paris réfléchissent à la meilleure façon de se réinventer tout en faisant vivre la tradition. En 2020, David Nosek, lui-même bouquiniste quai du Louvre créé le site bouquinistesdeparis.com et s’associe à une cinquantaine de collègues afin de vendre leur marchandise en ligne. 

En 2021, le festival « Paris bouquine » - animations, rencontres, ateliers d’écriture, chasses aux trésors pour les enfants - voit le jour sous l’impulsion de Camille Goudeau, bouquiniste emblématique de la nouvelle génération. 




Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.