En 2022, à l'occasion d'une généreuse donation, Dominique et François Vitrat offrent au Musée du verre François Décorchement de Conches-en-Ouche, cent-cinquante pièces de la Maison Legras, façonnées de 1880 à 1920. Vases, coupes, carafes, jardinières, ensemble doublé d'un important corpus documentaire, planches et catalogues commerciaux témoignent brillamment du savoir-faire des établissements Legras, tombés dans un oubli relatif depuis le milieu du XXème siècle. Pourtant les verreries réunies de Saint Denis et de Pantin, sous l'égide de François-Théodore Legras (1839-1916), comptent de la fin du XIXème siècle au début du XXème, parmi les plus importantes de France. La donation Vitrat fait aujourd'hui l'objet d'une exposition passionnante à découvrir jusqu'au 26 novembre 2023 au sein de l'institution normande.
Au fil des ans, les volumes importants de la production utilitaire de la Maison Legras ont éclipsé le prestige de celle plus confidentielle des verreries d'art. Services de table, de toilette, flacons à parfum, de liqueur, carafes "à sujets" cocasses fontaine Wallace, profil du tsar Nicolas II, du président Félix Faure, Jeanne d'Arc, la Tour Eiffel, Napoléon, d'une qualité moindre mais largement diffusés ont supplanté les délicats artefacts aux ambitions esthétiques plus marqués. La production artistique restreinte se caractérise néanmoins par une finesse d'exécution, un savoir-faire technique équivalent à ceux des grandes verreries de l'est de la France.
La renommée des verreries Legras se perpétue désormais dans un cercle restreint d'amateurs faute de publications scientifiques. A cela plusieurs explications. En 1957, un incendie à la manufacture de Saint Denis détruit en grande partie les archives de la maison. Rarement signées ou datées, les pièces Legras, difficiles à identifier, ont souvent été attribuées aux concurrents, notamment aux Maisons Daum ou Müller Frères. Les quelques artefacts exceptionnels portant les mentions "Legras" ou "Montjoye Cie Saint-Denis" illustrent une ambition esthétique et un savoir-faire équivalent aux productions de Baccarat ou Gallé.
Durant plus de trente ans, Dominique et François Vitrat, couple de collectionneurs passionnés, ont mené un travail de recherche d'envergure. Reconstitution des rares archives encore disponibles, réunion des coupures de presse, inventaire des modèles, ils ont permis d'identifier des pièces parfois mal attribuées et de rétablir la réputation des Verreries Legras. A la suite des deux ouvrages publiés en 2004 et 2012, le Musée de Conches a consacré une première exposition aux verreries Legras en 2013.
Pour l'exposition "Verreries Legras. La donation Vitrat", Eric Louet, directeur du musée du verre François Décorchemont, a réuni une sélection de pièces significatives, de l'Art Nouveau aux prémices de l'Art Déco. La scénographie thématique propose une progression en savoir-faire, en raffinement, une montée en gamme des éléments de masse aux verreries les plus précieuses dont la qualité rivalise avec les plus grandes maisons Baccarat, Lalique, Daum, Gallé.
L'exposition qui se tient au Musée de Conches rétablit le statut pour la postérité des Verreries Legras, l'importance de leur production dans l'industrie du verre et du cristal au tournant du XXème siècle. En parallèle de la production industrielle de masse de verreries utilitaires, les séries d'art s'illustrent par leur qualité, gravure à l'acide, décor en relief repris à l'émail, techniques largement diffusées par Baccarat et Gallé.
Originaire des Vosges, François-Théodore Legras (1839-1916) passe son enfance au cœur de la forêt de Darney, future source d'inspiration, auprès d'un père bûcheron. A l'âge de vingt ans, il est embauché comme commis dans une verrerie de la région. Quatre ans plus tard il rejoint Paris où il est recruté au poste de commis de nuit à la verrerie de La Plaine Saint-Denis. François-Théodore Legras progresse rapidement au sein de l'entreprise. Six mois après son arrivé, il est nommé chef de fabrication puis en 1866, à l'âge de vingt-sept ans, il devient directeur de la manufacture. L'homme a de l'ambition. Il initie de grands travaux de modernisation et fait construire une nouvelle usine à laquelle s'ajoute une vaste cité ouvrière où loger les employés.
En 1897, Président directeur général de Legras et Cie, puis de la Verrerie et Cristallerie de Saint-Denis, il réunit les manufactures de la Plaine Saint-Denis et de Pantin. Sens du commerce et de la réclame, il inscrit les verreries Legras au programme des grandes expositions nationales et internationales. La reconnaissance du savoir-faire de la Maison ne tarde pas. François-Théodore Legras est nommé responsable de la partie verrerie et cristallerie de l'Exposition universelle de 1900 à Paris. En 1909, il se retire des affaires et confie la direction à son neveu Charles Legras.
François-Théodore Legras prête une attention particulière aux modes de l'époque. L'Art Nouveau, la nature stylisée, les arabesques, les motifs végétaux, les fleurs inspirent l'iconographie foisonnante des verreries ainsi que le japonisme, l'orientalisme, l'exotisme. Les paysages enneigés et les sous-bois en automne rappellent la jeunesse vosgienne du fondateur. Les scènes pastorales, et les bords de mer, notamment une série dédiée aux villes maritimes, complètent un programme esthétique dans l'air du temps. Les verreries Legras connaissent leur apogée de 1885 à 1910.
Les verreries d'art sont le fruit de techniques et procédés multiples, la superposition des couches, savoir-faire du verre gravé à l'acide, guilloché, les motifs en reliefs rehaussés d'émail et d'or. L'exposition "Verreries Legras. Donation Vitrat" rend compte de la transition de l'Art Nouveau vers l'Art Déco à partir de 1914. La géométrisation des motifs, l'épure des lignes, la simplification des formes impose le recours à d'autres savoir-faire. La Maison Legras privilégie des techniques qui supplantent l'émaillage notamment le décor gravé à la roue, processus mécanique ancien remis au goût du jour au début du XXème siècle, au lendemain de la Première Guerre Mondiale.
En 1924, le groupe verrier Souchon-Neuvesel acquiert la manufacture de Saint-Denis. La production d'art signée Legras cesse définitivement vers 1928. La qualité s'amoindrit tandis que la politique du groupe s'oriente vers l'augmentation des volumes. La manufacture ferme en 1960. "Verreries Legras. La donation Vitrat" nous invite à redécouvrir cette belle maison méconnue qui mérite d'être à nouveau placée dans la lumière.
Verreries Legras. La donation Vitrat
Jusqu'au 26 novembre 2023
Musée du Verre François Décorchemont
25 Rue Paul Guilbaud - 27190 Conches-en-Ouche
Tél : 02 32 30 90 41
Horaires : Ouvert de mars à novembre - Du mercredi au dimanche de 14h à 18h
Caroline Hauer, journaliste depuis le début des années 2000, a vécu à Londres, Berlin et Rome. De retour à Paris, son port d’attache, sa ville de prédilection, elle crée en 2011 un site culturel, prémices d’une nouvelle expérience en ligne. Cette première aventure s'achève en 2015. Elle fonde en 2016 le magazine Paris la douce, webzine dédié à la culture. Directrice de la publication, rédactrice en chef et ponctuellement photographe de la revue, elle signe des articles au sujet de l’art, du patrimoine, de la littérature, du théâtre, de la gastronomie.
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